Le nombre de francophones dans le monde a augmenté en fonction de la croissance démographique. Mais la langue de Dan Brown, Madonna ou Steven Spielberg est en pleine expansion
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23 mars, lors d'une réunion à Bruxelles du Conseil européen, Jacques Chirac et l'ensemble
de la délégation française quittaient brusquement la salle. A la tribune, Ernest-Antoine
Seillière, président de l'Union des industries de la Communauté européenne et ancien
patron du Medef, avait choisi de s'exprimer en anglais. « La langue de l'entreprise
», avait-il indiqué. M. Chirac reprit sa place à la fin du discours. La presse étrangère
ironisa. « Ce n'est pas une question d'humeur, c'est une question politique », répliqua
un officiel français, cité par l'agence Reuters, invoquant la nécessité de défendre
la diversité linguistique au sein des institutions européennes.
C'est que là comme ailleurs, le français souffre. La multiplication des déplacements, le développement des échanges, l'explosion des industries de communication ont dopé la pratique de l'anglais. Des tribunes de conférence internationale aux bancs des écoles, des studios de télévision aux publications commerciales ou scientifiques, la langue de Shakespeare - ou plutôt de Dan Brown, Madonna et Steven Spielberg - impose son hégémonie.
Avec 175 millions de personnes officiellement recensées par l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), le nombre de francophones augmente. Mais cette croissance traduit avant tout celle de la population, notamment en Afrique. Dans certains pays, comme le Gabon, le Cameroun ou le Maroc, le français conserve sa place, voire l'améliore. En revanche, il recule au Congo, en Centrafrique ou au Tchad. Plus grave, il baisse sévèrement dans tous les pays européens. Enfin, il s'effondre au Vietnam et au Cambodge.
Face à ce déclin, la France tente de réagir. Elle a victorieusement soutenu, en octobre, à l'Unesco, la résolution sur la diversité culturelle. Elle plaide en faveur du bilinguisme en Afrique et de l'apprentissage précoce de plusieurs langues en Europe. Elle essaie enfin de conserver les positions institutionnelles héritées d'une époque où, des arts à la technique, la pratique du français semblait naturelle aux élites de la planète. Pour dresser un bilan, nous avons choisi d'éclairer trois domaines.
DIPLOMATIE : LE FRANÇAIS MALMENÉ DANS LES INSTITUTIONS INTERNATIONALES
De source diplomatique française, on le reconnaît volontiers, le français est en « situation difficile » dans les institutions internationales, où il figure pourtant souvent comme langue officielle. Au sein de l'ONU, sur les 63 pays de l'OIF - qu'ils soient membres, membres associés ou observateurs - seule une vingtaine utilise le français. Les autres, surtout des pays arabes, optent pour leur langue nationale, ou bien l'anglais.
« On demande à des pays d'Europe centrale et orientale, comme la Pologne ou la Roumanie, où l'intérêt pour le français est pourtant grand, de ne pas trop déraper vers l'anglais à l'ONU », dit une source officielle à Paris. Souvent, les coûts et les délais induits par la traduction sont avancés pour émettre des documents en anglais, ou bien intervenir en anglais lors de débats. « A l'ONU, à un niveau élevé, le français tient bien sa place de langue officielle, au côté de l'anglais, observe un connaisseur, mais dans la bureaucratie et dans les structures des tribunaux internationaux, on entend : «La traduction ça coûte cher», et les gens fonctionnent en anglais.»
Au sein de la Commission de Bruxelles, l'élargissement de l'Europe à l'Est en 2004 a entraîné un recul de l'usage du français. L'anglais est privilégié pour l'économie ou le commerce. Pour défendre le français, l'OIF a lancé depuis 2001 un programme de formation linguistique pour fonctionnaires européens en provenance des nouveaux Etats membres. A ce jour, 9 000 personnes en ont bénéficié.
Un autre programme, qui a débuté voici deux ans, vise à aider des pays francophones du groupe Asie-Caraïbes-Pacifique (ACP) à mener leurs négociations au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). De même, des formations ont été mises en place, et des crédits débloqués, pour l'usage du français au sein de l'Organisation de l'union africaine (OUA) et de la Communauté économique des Etats d'Afrique de l'Ouest (Cedeao). « Les budgets sont en augmentation, mais la bataille reste difficile », constate-t-on au sein de l'Organisation de la francophonie. « Bien que 42 % du personnel de l'OMC soient issus de pays de l'OIF, l'utilisation de l'anglais est largement majoritaire en son sein », a relevé en 2004 un rapport du secrétaire général de l'OIF.
ENSEIGNEMENT : L'ESPOIR DE L'APPRENTISSAGE PRÉCOCE
Les chiffres restent encore confidentiels. Mais au Haut Conseil de la francophonie (HCF), où l'on vient d'en achever la synthèse, le verdict est sans nuance : « mauvais ». Un coup d'oeil rapide témoigne pourtant d'une augmentation de 28 % du nombre d'élèves apprenant le - ou en - français : 75 millions en 1994, 96 millions en 2002.
La réalité est plus sombre. La croissance jusqu'ici continue s'est arrêtée en 2000. L'Afrique et le Proche-Orient, qui rassemblent 54 % des élèves francophones, ont vu ceux-ci augmenter de 60 % en huit ans. Mais cela reflète à peine la croissance de la scolarisation. « L'arabisation au Moyen-Orient et la progression de l'enseignement en langue locale et en anglais dans tout le continent sont les phénomènes dominants », explique-t-on au Haut Conseil. Le français s'est développé dans les pays anglophones, comme le Nigeria, la Tanzanie ou le Kenya, ou dans les ex-colonies portugaises comme le Mozambique et l'Angola. L'effet est attribué aux contacts accrus avec les pays francophones voisins. Mais un mouvement analogue, et autrement plus important, s'est imposé dans le pré carré français, où l'anglais a accompli des percées spectaculaires.
C'est en Europe que la situation est qualifiée de « réellement préoccupante ». Un quart des élèves apprenant le français ont disparu au cours des deux dernières années, passant de 36 à 28 millions. « Partout où le système n'impose l'apprentissage que d'une seule langue, le français disparaît », précise le HCF. Une observation à rapprocher de la situation française où l'allemand première langue est en chute libre.
Même les pays réputés francophones sont touchés. En Roumanie, le français résiste dans les campagnes, mais il a été supplanté par l'anglais dans les villes. « Le niveau des élèves reste très élevé, se félicite Mariana Perisanu, professeur à l'académie des études économiques de Bucarest et à l'Institut français. Mais c'est parce que les élèves apprennent une deuxième langue étrangère dès 10 ans et que là, ils choisissent souvent le français. »
En Pologne, l'effondrement de l'apprentissage du russe depuis 1989 a profité à l'anglais et à l'allemand. La mondialisation pour l'une, la proximité géographique pour l'autre expliquent le phénomène. Mais Janina Zielinska, président de l'association des professeurs de français en Pologne, étend les responsabilités. « Cette langue a la réputation d'être difficile et peu utile. On l'apprend pour le plaisir, ce qui peut sembler masochiste. Les enseignants n'ont pas toujours envie de casser cette image qui est assez valorisante pour eux. »
SCIENCES : LES CHERCHEURS PRIVILÉGIENT L'ANGLAIS
« Dans les années 1980, le bulletin du Muséum avait refusé un de mes articles parce qu'il était rédigé en anglais », se souvient Philippe Bouchet, directeur de l'unité de taxonomie au Muséum national d'histoire naturelle (MNHN). « Les choses ont complètement changé : 70 % à 80 % de ce que nous publions est en anglais, assorti de résumés en français », précise M. Bouchet, également directeur scientifique des publications du Muséum. Cet infléchissement devrait se traduire, fin 2006, par une reconnaissance internationale. Certaines revues du Muséum seront prises en compte par l'Institute for Scientific Information, un organisme américain qui établit des notations aux journaux scientifiques (l' impact factor) suivant le nombre de citations que recueillent les articles qui y sont publiés. Les revues de l'Académie des sciences ont vu leur impact factor s'améliorer depuis qu'elles publient des articles en anglais, note Jean-Yves Chapron, responsable administratif des publications. Mais, observe-t-il, « les scientifiques n'ont pas attendu l'Académie pour comprendre que la langue de travail est l'anglais ».
Les chercheurs savent que leur évolution de carrière dépend en partie de l'impact factor des revues dans lesquelles ils publient. Or celles-ci sont souvent anglo-saxonnes, la britannique Nature et l'américaine Science étant les plus convoitées.
Les mathématiques, du fait de l'éminence de l'école française, ont longtemps fait exception, certaines revues anglo-saxonnes acceptant même des articles en français. Mais à présent, la majorité des mathématiciens francophones publient aussi en anglais. Les sciences humaines et sociales (SHS) sont moins anglophiles. Sur les quelque 193 périodiques du domaine soutenus en 2002 par le CNRS, bien peu portent un titre anglais. Leur impact international s'en ressent, comme l'a montré une étude publiée en mai 2004 dans la lettre du département SHS du CNRS. Dans un éditorial ravageur, le linguiste Jean-Marie Hombert, alors directeur du département, appelait ses collègues à diminuer le nombre des revues pour en faire émerger de rang international, à se tourner vers l'édition électronique et à ne pas négliger l'anglais. Sinon, notait-il, « on a trop facilement raison tout seul, dans son coin de l'Hexagone, aux yeux des quelques dizaines de lecteurs sur lesquels on a eu la chance de tomber ! »
Nathaniel Herzberg, Hervé Morin et Natalie Nougayrède