La France redéploie ses ambassades

Très engagée en Afrique dans son ancien empire colonial, la France est en revanche sous-représentée dans les grands pays émergents comme l'Inde et la Chine. Cette année, elle a donc décidé de revoir sa cartographie et de redéfinir les budgets alloués à ses différentes représentations en fonction de leurs rôles dominants. Dans un contexte général de réduction des moyens de la diplomatie française, la chasse aux coûts de fonctionnement est aussi ouverte.

Extrait du journal Les Échos du 9 mai 2006

JACQUES HUBERT-RODIER

Talleyrand, le « diable boiteux », qui fut de la Révolution à la monarchie de Juillet en passant par le premier Empire, de presque tous les grands desseins stratégiques de la France à l'étranger, a donné ses lettres de noblesse à la diplomatie française. On lui prête des formules brillantes. N'a-t-il pas lancé un jour que « le meilleur auxiliaire du diplomate est son cuisinier » ? Aujourd'hui, cependant, le menu de l'ambassadeur est différent. Et si certaines résidences restent de hauts lieux de la gastronomie, le Quai d'Orsay, à l'heure de la réforme de l'État et de la chasse au gaspi, se retrouve à la portion congrue. Bien que sa part dans les quelque 8 milliards d'euros consacrés à l'action extérieure de la France tende à augmenter, le ministère des Affaires étrangères n'intervient, en effet, que sur la moitié de cette somme. D'après la loi de Finances, 39 programmes de ministères - Économie, Défense, Intérieur, Éducation nationale, Culture, Recherche - comprennent cette année des crédits mis en oeuvre à l'étranger. Bercy arrive en tête avec ses missions économiques présentes dans plus de 115 pays.

« Le Quai est un actionnaire minoritaire de la politique étrangère. Certes, il a la minorité de blocage. Mais il n'est pas majoritaire », affirme un haut fonctionnaire. L'actionnaire principal est à rechercher du côté de l'Élysée. Tradition bien établie depuis 1993, le président de la République fixe aux diplomates, lors de la conférence des ambassadeurs qui se tient chaque année à la fin de l'été, un lourd programme de travail. Ainsi, le 29 août dernier, leur a-t-il demandé d'être « à l'avant-garde » et les « moteurs » de l'action à l'étranger. Mais ont-ils les moyens de se battre sur tous les fronts à la fois ? De promouvoir le « made in France », d'affirmer la voix de notre pays auprès des gouvernements et des institutions privées ou publiques, d'appuyer la lutte contre le terrorisme, de faire adopter des directives européennes les plus favorables possible à l'intérêt national, de protéger et de rendre des services aux 1,25 million de Français expatriés - 40 % de plus qu'il y dix ans - et aux voyageurs ?

Le réseau diplomatique comprend 156 ambassades « bilatérales », auxquelles s'ajoutent 17 représentants et 4 délégations permanentes, notamment auprès des organisations internationales. Une telle structure classe la France au deuxième rang mondial, derrière les États-Unis (162) et devant la Grande-Bretagne, qui, l'an dernier, a ramené ses ambassades de 150 à 144. Paris ne s'en est pas moins attaqué à son réseau de consulats généraux. De 116 en 1996, ils sont tombés à 95 cette année, avec notamment la fermeture de Berne et la transformation du consulat général de Lisbonne en une simple section consulaire à l'ambassade. Car pour un haut fonctionnaire du Quai, à la différence de la célèbre phrase de Staline « Le Vatican, combien de divisions ? », la puissance ne se juge pas simplement au nombre d'implantations.

Abandon de positions

A force de contraintes, le ministère qui compte pour moins de 1,4 % du budget de l'État, a dû réduire, en l'espace d'une décennie, ses effectifs de 11 % pour les ramener à quelque 9 100 personnes, notamment en ne remplaçant pas la moitié des départs à la retraite. Grâce à ces compressions de personnel et de dépenses de fonctionnement, le Quai d'Orsay a réussi un exploit : diminuer ses coûts dits de structure de 33 % de son budget total à 25 % cette année. Mais il y a une limite. Car Philippe Douste-Blazy, comme ses prédécesseurs, défend la nécessité de disposer d'une « couverture globale ». « Notre réseau, explique-t-il, est à la mesure du poids de la France dans le monde, quatrième actionnaire des institutions internationales et membre permanent du Conseil de sécurité. » D'un point de vue purement comptable, la fermeture d'une « petite » ambassade ne dégage qu'une très faible marge de manoeuvre. L'abandon des 15 plus petites d'entre elles serait à l'origine d'une économie d'à peine 13 millions d'euros par an, moins de la moitié des frais de fonctionnement (26,6 millions) de la seule ambassade de France à Rome, estime le préfet Raymond-François Le Bris dans un récent rapport commandé par le gouvernement. Car l'échelle des coûts est très ouverte, allant de 240 000 euros pour Asmara, en Érythrée, avec un ambassadeur itinérant, à 41,3 millions pour Berlin, dont 32,5 millions pour les seules charges de personnel... Surtout, la réduction des moyens de la diplomatie française commence à faire grincer des dents. Louis Dominici, ancien ambassadeur, aujourd'hui président de l'Union syndicale du ministère des Affaires étrangères, ne mâche pas ses mots. « On n'a jamais les moyens de ses ambitions. Mais la différence est aujourd'hui telle que l'on ne comprend plus », affirme-t-il. En décembre 2003, pour la première fois de l'histoire du Quai d'Orsay, ses agents se sont mis en grève afin de protester contre la « nouvelle réforme » proposée par le ministre de l'époque, Dominique de Villepin. Dénonçant la diminution de certaines primes d'expatriation, ou encore la pénurie de papier, voire les horaires de travail, qui ont, pour certains, tendance à s'allonger au-delà de 10 heures par jour, les protestataires, diplomates compris, soulignaient avec force qu'il ne s'agissait pas d'un mouvement de nantis. Et pourtant ! « Depuis décembre 2003, il ne s'est rien passé. C'est comme si l'on avait crié dans le désert. Après la ponction financière, Dominique de Villepin n'a pas redressé le tir », souligne l'ambassadeur syndicaliste. Pour lui, il y a un véritable abandon de positions « sans qu'on le dise au peuple français ». Et de citer le cas de la Russie, où, outre l'ambassade à Moscou, il n'y a qu'un consulat à Saint-Pétersbourg.

Alchimie complexe

Pourtant, le ministère s'apprête à lancer une ixième réforme. Objectif : s'adapter à une nouvelle donne, celle des puissances émergentes comme l'Inde et la Chine et celle de l'Europe avec sa tentative de créer une politique étrangère commune. Pour cela, à l'image des États-Unis, la France va revoir cette année sa cartographie et regrouper ses ambassades « en sept grands paquets de pays », non plus en fonction d'une approche géographique, mais en fonction d'enjeux et de missions. Parmi eux, les questions sanitaires, l'environnement, la diffusion de la culture française et sur tout les opportunités de croissance en Asie - Chine et Inde, en particulier, mais aussi au Vietnam -, où notre pays est encore sous-représenté par rapport aux États-Unis et à la Grande-Bretagne. Il s'agit, précise un haut fonctionnaire du ministère, de s'éloigner du modèle Deutsche Bank « tout métier, tout pays » pour allouer des moyens aux ambassades en fonction de leurs rôles dominants. « Doit-on faire les mêmes choses à Hanoi qu'à Pékin ? » s'interroge un responsable de l'administration au Quai d'Orsay. Cette complexe alchimie, qui évite de fermer des chancelleries, doit permettre à la France de sortir d'une « diplomatie d'héritage », car elle demeure très engagée dans ce qui fut son « empire », c'est-à-dire l'Afrique. Selon le rapport Le Bris, l'Asie fait encore figure de parent pauvre. Ce qui suppose que les diplomates eux-mêmes changent et soient prêts à faire un' grand bond en avant. La « révolution culturelle » souhaitée par Alain Juppé, chef de la diplomatie de 1993 à 1995, n'a pas transformé d'un coup de baguette magique toutes les habitudes du « département », considéré encore très souvent comme la maison de la litote. Pourtant, nombre de diplomates sont déjà devenus des coordinateurs, des gestionnaires des services de la France à l'étranger, voire dans certains pays de véritables VRP. « Notre ambassadeur à Pékin consacre environ 60 % de son temps à l'économie », soulignait récemment devant des députés Jean-Pierre Lafon, secrétaire général du ministère jusqu'en mars. Certes, il existe toujours des récalcitrants. Mais leur nombre tend à se réduire. Les députés, pendant longtemps les plus critiques sur la gestion du Quai d'Orsay, reconnaissent une mutation. « Elle témoigne d'une volonté de changement qui pourrait servir de modèle à de nombreux autres ministères », affirmait ainsi Richard Cazenave, député UMP de Grenoble, rapporteur du projet de loi de Finances 2006 pour le ministère.

Apprendre à manier les chiffres

Mais il manque, encore, comme le regrettait Jean-Pierre Lafon, une véritable culture de l'audit. Par formation et par goût, les diplomates savent en général mieux manier les mots que les chiffres.

Dans son rapport de 2004, la Cour des comptes a relevé les « graves défaillances » du ministère dans son rôle de maître d'ouvrage, « la succession incohérente de ses programmes constamment revus, modifiés, voire abandonnés ». Les magistrats ont mis en avant une série d'exemples croustillants comme la construction de la nouvelle ambassade de France à Berlin, dont les dérives sont désormais devenues légendaires : des canapés à 5 200 euros l'unité inutilisables à cause de leurs accoudoirs tranchants et, finalement, un dépassement de plus de 35 millions d'euros par rapport à un budget initial de 44 millions. Depuis, le Quai d'Orsay s'est efforcé de corriger le tir. Et si le château d'Ernich, à Bonn, où était située l'ancienne ambassade de France n'a toujours pas trouvé preneur à un prix correct, la villa Trotty, à Monaco, siège du représentant de la France dans la principauté, a été vendue à un mécène italien pour... 50 millions d'euros, soit 20 de mieux qu'attendu. Un premier pas vers une gestion soucieuse des deniers publics.


Diplomatie culturelle à la française

Réduire le nombre de centres et d'instituts culturels français en Europe pour en ouvrir ailleurs dans le monde : tel est l'objectif affiché du Quai d'Orsay. Mais cette politique suscite pas mal d'incompréhension.

« Chaque fois que l'on veut fermer un centre culturel français en Europe, c'est tout de suite la révolution », constatait il y a peu devant des députés Philippe Etienne, le directeur général de la coopération internationale et du développement. Responsable de cette direction née en 1998 à l'occasion de la fusion du ministère de la Coopération avec les Affaires étrangères, il a la lourde tâche de réduire la voilure en Europe des centres et instituts culturels pour les redéployer vers les pays émergents. Dernier exemple en date de ces décisions qui peuvent déclencher des protestations : l'arrêt des cours de français à l'Institut culturel de Vienne, cela au moment même où l'Autriche venait de rejoindre en tant qu'observateur l'Organisation internationale de la francophonie. Pour la France, qui a fait de la diffusion de sa culture, et donc de sa langue, un élément de son influence dans le monde, juste après sa puissance militaire, toute réduction de budget est une affaire politique.

Poids surdimensionné

Ce qui ne signifie pas, comme le soulignait le préfet Raymond-François Le Bris dans un rapport sur le Quai d'Orsay, qu'il faille rester inactif car « une part importante de notre action en Europe [NDLR : Union européenne] est absorbée par les établissements culturels dont la justification, en l'état, sauf peut-être chez les nouveaux États membres, est de plus en plus difficile à établir ». Dans les seuls pays de l'Union, leur coût annuel atteint 42,4 millions d'euros (20,2 millions d'euros de subventions de fonctionnement, 22,2 millions d'euros de salaires d'agents expatriés), soit 40 % du total mondial. Un poids jugé surdimensionné alors que l'influence culturelle française peut passer par d'autres canaux comme les universités. De 1999 à 2005, le nombre de centres culturels dans les pays européens a déjà été ramené de 52 à 35, notamment par la fermeture de 12 des 23 centres implantés en Allemagne. Ce début de redéploiement des quelque 153 instituts et centres culturels installés dans le monde s'est largement fait au profit de pays comme la Russie, l'Ukraine, la Turquie, la Chine.

Des doublons

De nombreux députés s'interrogent sur la cohérence entre ce réseau et celui des quelque 1 100 Alliances françaises dont 220 subventionnées par le ministère. Leur mission principale est en effet identique : l'enseignement du français.

Dans sa grande complexité, la diplomatie culturelle à la française compte aussi sur un impressionnant réseau de 429 lycées où sont scolarisés aujourd'hui quelque 266 000 élèves aux quatre coins du globe. Sans parler des « lycées privés », comme celui de New York par exemple, qui est de droit américain, le ministère des Affaires étrangères supervise, par l'intermédiaire de l'Agence pour l'enseignement français à l'étranger, 251 établissements, dont 73 en gestion directe et 178 sous convention. 160 000 élèves y sont inscrits, parmi lesquels 40 % de Français et 60 % d'étrangers. Un attrait qui a convaincu le ministre Philippe Douste-Blazy de souhaiter un « plan de relance » des lycées français en relation avec les entreprises tricolores présentes à l'international.

J. H. R.