XXXe Colloque annuel de l’Alliance française
(21 janvier 2008)

Intervention du ministre des Affaires étrangères et européennes, M. Bernard Kouchner


Bernard Kouchner au 30e colloque international de l’Alliance française

Mesdames et Messieurs,

Chers Amis,

Cher Jean-Pierre Launoit,

Voilà bien le plus joyeux congrès de thanatopracteurs qu’il m’ait été donné d’ouvrir !

Vous savez bien sûr à quel soupçon, à quelle accusation, à quel cadavre je fais référence : un cadavre dont vous seriez chargés de maquiller les chaires putréfiées, en faisant croire au monde qu’il bouge encore.

Eh bien, Mesdames et Messieurs, en vous voyant ici réunis, vivants représentants de 1071 alliances françaises actives dans 133 pays, j’ai tout de même quelques doutes. En pensant aux 8 000 bénévoles qui œuvrent avec vous au rayonnement et à la diffusion de cette culture française moribonde, je me prends même à espérer. Et en songeant aux 450 000 étudiants et aux 6 millions de visiteurs que vous accueillez chaque année, je finis par croire à la résurrection des corps !

125 ans après la fondation de l’Alliance française par quelques illuminés, parmi lesquels Louis Pasteur, Ernest Renan, Ferdinand de Lesseps ou Jules Verne, vous êtes la plus belle réponse à ceux qui périodiquement signent l’arrêt de mort de la France, de sa culture, de sa langue de son rayonnement, de sa diplomatie aussi.

La France, sa culture, son rayonnement, sa diplomatie : c’est volontairement que je lie tout cela devant vous, non seulement car notre rencontre d’aujourd’hui est à la confluence de ces sujets, mais surtout car je sais, plus profondément, qu’il y a là une indéniable interaction. Vous qui représentez notre pays dans les endroits les plus divers, parfois les plus reculés de la planète, vous le mesurez quotidiennement : il y a entre la France et le monde une histoire d’amour particulière, une histoire faite d’exigences réciproques, d’ambitions partagées, de rêves communs. Et parfois, c’est vrai aussi, d’espoirs déçus.

Le désir de France auquel vous répondez se nourrit bien sûr des gloires du passé, de Voltaire ou de Cézanne, d’Edith Piaf ou de Jacques Prévert. Mais il se nourrit encore, je crois, je l’espère, je le veux, de ce que la France continue d’incarner, de ce qu’elle continue de faire. La France de Diam’s et de Manu Chao, la France de François Ozon et de Marie N’Diaye.

A l’heure où l’on cherche avec raison à évaluer l’action publique, vous ressentez directement, et concrètement, les effets du rayonnement de la France. Les chiffres de vos inscriptions très souvent en hausse sont les vrais résultats, tangibles et incontestables, de la politique de rayonnement de la France. C’est pourquoi il est important que vous puissiez nous dire ce qu’il en est, sur le terrain, là où vous êtes, là où parfois personne n’est plus. Je sais que vous ne mentirez pas, que vous direz votre réalité, sincèrement, aussi désagréable soit-elle parfois : c’est ce que je vous encourage à faire durant ce colloque annuel.

Quand je parle d’alliances françaises, je ne peux m’empêcher de penser à l’alliance française de Soweto que j’avais visitée au plus fort de l’apartheid. Là, au milieu du township ravagé par la misère et la violence, avec des moyens dérisoires, avec de la débrouille et une immense volonté, l’alliance française était active. Et à travers elle, par ces initiatives formidables, la France était présente.

Non pas une France colonialiste, missionnaire ou donneuse de leçon - vous le savez, cette France-là, cette diplomatie-là me sont étrangères. Mais une France désirée par ceux qui avaient créé cette alliance, cette poignée de Sud-Africains qui avaient considéré que dans leur situation de dénuement et de désespoir total, il était essentiel d’apprendre le français. Cette France là, je l’ai rencontrée dans d’autres situations historiques - l’ex Union soviétique, par exemple -.

Cette capacité des alliances françaises à exister là où les routes se sont arrêtées, cette faculté à être présentes là où la culture et le rêve semblent avoir déserté, cette volonté d’exister là où même la culture de masse américaine ne pénètre pas, ce n’est pas seulement un témoignage de la vivacité de notre pays, de notre culture ou de notre langue. C’est aussi l’exemple d’une diplomatie qui me tient particulièrement à cœur : une diplomatie de conviction, une diplomatie dont l’initiative et l’énergie émanent de la société civile pour s’imposer ensuite aux politiques, aux technocrates, à tous ceux qui ne connaissent du monde que des débats de chambre et des images sur écran plat.

Les alliances françaises, vous le savez mieux que personne, ne doivent pas tout au Quai d’Orsay. Bien sûr, je me félicite que nous contribuions au financement du capital de votre fondation à hauteur de 2 millions d’euros. Bien sûr, je m’honore de savoir que trois cents d’entre vous sont directement rémunérés par le ministère. Et bien sûr, je ferai tout pour garantir le financement de 45 millions d’euros (chiffre global) qui vous est attribué chaque année. Il s’agit-là, vous le savez, d’un effort particulièrement important, à la mesure de la confiance que nous vous accordons et de la reconnaissance que nous apportons à votre travail à tous.

Mais, même si ces contributions sont déterminantes, je me félicite aussi qu’elles ne soient pas, loin s’en faut, la totalité de vos ressources. En un mot, je me réjouis que la subvention ne soit pas votre seule vision du réel. C’est cela que j’appelle une diplomatie de la société civile, celle qui aide et encourage et non pas celle qui contraint, celle qui fait confiance aux projets et aux hommes et non pas celle qui entend les enrégimenter, celle qui cesse de prétendre faire ce qu’elle ne sait plus faire, et qui fait faire à ceux qui savent faire.

Votre fonctionnement, je le disais à l’instant, part de la base pour aller vers le sommet : il est "bottom-up", comme on le dit joliment dans les communautés noires américaines, et non pas "top-down", c’est-à-dire hiérarchique, et condescendant. Au contraire d’une visée autoritaire ou colonialiste, il répond à une exigence universelle - celle d’écouter ceux auxquels on prétend parler - et embrasse une ambition moderne : une organisation démocratique du service public.

Vous le savez, l’administration française est aujourd’hui en pleine interrogation. Pour des raisons financières, bien sûr, mais également démographiques, culturelles, ou tout simplement par souci d’efficacité, elle doit améliorer et moderniser une organisation trop souvent obsolète. Notre diplomatie elle-même, et même si elle est pleine de talents, pêche souvent par excès de centralisme, par difficulté à répondre aux demandes, à s’adapter, par autoritarisme aussi.

A l’inverse, votre réseau jouit d’une qualité rare, issue de son autonomie. Je sais bien sûr que cette organisation n’est pas forcément transposable à l’administration, et sans doute pas à l’ensemble de la diplomatie. Il m’arrive d’ailleurs parfois de le regretter ! Je sais que chaque alliance est unique, et je sais qu’il serait vain et aberrant de vouloir retenir de vous un hypothétique modèle standardisé qui ne tiendrait pas compte de l’infinie diversité des situations, des pays, des moyens, des missions, des hommes. Pour moi, les alliances françaises c’est cette diversité, cette multitude d’actions, de visages.

Je pense par exemple à Nicolas Fargues à qui j’avais demandé de m’accompagner ici ce matin, même s'il n'a pas pu venir. Après avoir dirigé une de nos alliances françaises en Indonésie et plus récemment à Madagascar, ce jeune romancier publie ce mois ci son sixième livre, Beau rôle. Ces dernières semaines, je l’ai lu, je l’ai vu à la télévision défendant nos alliances françaises avec l’énergie de la jeunesse. Et sa conviction m’a fait plaisir, sincèrement.

Dans son dernier roman, puisqu’on en parle beaucoup en ce moment, l’un de ses personnages, Sandrine, est justement directrice adjointe d’une alliance française. Elle se démène pour que les abonnés de la bibliothèque n’oublient pas de rapporter les livres qu’ils ont empruntés. Evidemment, le héros en tombe amoureux.

S’assurer que vos adhérents rapportent bien leurs livres, veiller à remettre en marche le poste qui diffuse TV5, surveiller que les films sont bien arrivés pour le ciné-club, que l’artiste invité a bien sa chambre d’hôtel, c’est cela, souvent, votre quotidien. Des tâches qui peuvent paraître ingrates ou fastidieuses, mais une reconnaissance réelle et sincère, celle des gens qui ont appris le français grâce à vous, qui se sont mis à lire, qui aiment le cinéma, celle des hommes et des femmes qui veulent visiter notre pays, qui de l’autre bout du monde suivent nos élections présidentielles et nos matches de foot - pas celle de ceux qui veulent recevoir l’ordre national du mérite.

Votre diplomatie n’est pas celle du grand jeu, des cocktails mondains et des dîners de galas. Et d’ailleurs, c’est tant mieux : j’ai plus appris sur la France, sur notre diplomatie, sur nos valeurs et les attentes que nous soulevons en discutant à Gaza avec de jeunes Palestiniens, en étant dans une de nos alliances françaises à Boston, en parlant avec les francophiles du Kosovo que dans des réceptions officielles ! C’est cette diplomatie de la société civile que j’aime, cette diplomatie de la conviction, celle du concret, celle du terrain, celle qui fait et ne s’en laisse pas compter par les faiseurs. En un mot : j’aime la diplomatie des gens normaux.

Mais je pense tout de même que votre pérennité, votre souplesse et votre efficacité doivent nous inciter à réfléchir, et pourquoi pas à nous inspirer de quelques uns de vos succès.

Elles doivent aussi et surtout nous inciter à encourager votre liberté, à ne pas chercher à vous instrumentaliser, à vous asservir. C’est en n’obéissant pas à la France que vous la servez efficacement ! C’est en parlant librement, c’est en étant vous-mêmes, libres et créatifs, que vous donnez la plus belle image de nous.

Mais je ne serai pas hypocrite non plus. Je le disais à l’instant : l’Etat est aujourd’hui confronté à des difficultés budgétaires que personne n’ignore. Ces difficultés budgétaires nous imposent de réexaminer l’ensemble de notre action, intérieure comme extérieure, et de faire des choix, c’est-à-dire, évidemment, d’abandonner ou de recalibrer certaines actions, dont certaines sont pourtant essentielles. Dans ce contexte, il nous faut saluer l’effort d’autofinancement fourni par l’Alliance française.

L’Alliance française c’est aussi un réseau en expansion, prêt à engager de nouvelles aventures, ces aventures qui manquent un peu parfois dans les grandes machines de l’Etat. Surtout, vous pouvez essayer, tester, faire des expériences pour voir ce qui marche et ce qui ne marche pas. A ceux qui seraient tentés de décider, depuis Paris, d’une politique applicable par tous, vous montrez comment il est possible d’expérimenter localement afin que l’on puisse ensuite, lorsque un projet, une idée, une méthode marche, l’encourager partout.

A ce titre, le recours au mécénat est, je le sais, le gage d’une capacité d’innovation qu’il faut développer encore. Pour y avoir moi-même souvent eu recours, pour des activités humanitaires et associatives, je sais quelles sont les contraintes et les servitudes de ce fonctionnement. Mais je sais aussi quels trésors d’ingéniosité, il oblige à déployer. Et je sais quelles satisfactions on en retire lorsqu’on a réussi à s’autofinancer, à trouver ses propres moyens et de nouveaux partenaires, et que l’on a accru, ainsi, sa liberté.

C’est pourquoi, dans ce domaine aussi, vous devez absolument conserver ce temps d’avance qui fait votre richesse et votre force, cette capacité d’invention qui est la plus sûre garantie de votre pérennité.

J’ai besoin, les Français ont besoin que vous continuiez à innover, à accueillir de nouveaux talents, à susciter de nouvelles rencontres, à inventer de nouveaux lieux pour cela. Vous devez continuer, comme vous le faites depuis 125 ans, à défricher de nouvelles terres, à explorer de nouvelles zones, à séduire dans de nouveaux pays par la générosité et le savoir...

Continuez d’avoir ce goût de la rencontre, cette soif d’échange, de connaissance, de découverte qui est votre force. Je connais certains d’entre vous. Je connais un peu des difficultés qu’ils rencontrent au quotidien dans la gestion complexe de leur alliance, dans les rapports par toujours aisés avec les autorités locales, dans les relations pas forcément plus simples avec nos ambassades.

Mais je sais aussi l’immense richesse que représente chacune de vos expériences, et je sais à quel point vous y puisez votre merveilleuse énergie. C’est cela aussi qui fait la force de votre réseau, de ses 8 000 bénévoles et de ses 12 000 salariés : cette certitude partagée de vivre ensemble des moments essentiels, des moments qui ne se vivent pas forcément en changeant à Châtelet-Les Halles, le soir à 18h.

Je parlais tout à l’heure de l’histoire d’amour particulière qui lie la France et le monde. Comme toutes les histoires d’amour, celle-ci est faite de quelques certitudes, de quelques illusions aussi, et puis de ces moments importants que vous suscitez chaque jour. Mais elle est aussi faite d’un dialogue régulier, d’une capacité mutuelle à s’écouter et à se comprendre. Et d’une vraie fidélité.

Cette capacité, bien sûr, passe par la francophonie. Je l’ai répété souvent, certains d’entre vous étaient présents au mois de juillet lors des journées du réseau de coopération culturelle où j’en ai longuement parlé : je ne crois pas à une francophonie qui se bornerait à la défense d’un pré carré que l’on tenterait de sauver de l’omniprésence de l’anglais. Pas plus que je ne crois à une francophonie purement linguistique, qui ne vivrait que d’un plaisir formel, grammatical ou littéraire.

Une langue, c’est avant tout un moyen de parler, de découvrir les autres, c’est un moyen unique d’accéder à des idées. C’est pourquoi le français n’a d’intérêt pour les non-francophones que s’il ouvre vers des valeurs un petit peu différentes, s’il véhicule des idées un petit peu enthousiasmantes, s’il affirme un esprit un petit peu attirant.

Je sais bien sûr les merveilleux plaisir de la littérature, et je suis le premier à les goûter dès que je peux - c’est à dire surtout dans les avions depuis que je suis ministre des affaires étrangères (je n’ai jamais autant lu de ma vie !). Mais je vous promets que nous ne ferons progresser la francophonie, et par conséquent le rayonnement de notre culture, que si nous sommes d’abord capables d’en susciter le désir. Et ce désir, parfois, passe par d’autres langues - celles de tous ceux qui ne parlent pas encore français mais désireront peut-être l’apprendre demain.

C’est pourquoi vous devez absolument susciter des débats d’idées, fût-ce en anglais, fut-ce en espagnol. Invitez des chercheurs, des artistes, des écrivains à dialoguer dans vos pays. Choisissez-les vous-mêmes, ne prenez pas ceux qui tournent toujours dans nos centres culturels, faites confiance à vos goûts, à vos plaisirs. Faites exister à travers le monde cette richesse qui pâtit de trop d’enfermement. Aidez-nous aussi à faire venir en France les meilleurs étudiants, les meilleurs chercheurs des pays où vous vivez. Je vous le promets, Mesdames et Messieurs : ce n’est pas seulement avec le français que vous donnerez envie de français, c’est aussi avec une France passionnante et passionnée.

En disant cela, Mesdames et Messieurs, je ne vous donne pas d’ordre, pas même de conseil, je vous répète simplement que la France a besoin de vous, que la francophonie a besoin de vous et que le monde, je crois, a besoin de vous.

Je me souviens de l’alliance française de Mopti, au nord du Mali, où j’étais allé il y a une vingtaine d’années. Je me souviens de la ténacité et de l’enthousiasme avec lequel la petite dame qui s’en occupait était capable de mobiliser ciel et terre pour qu’un cours puisse avoir lieu. C’est pourquoi, même si je ne connais pas tous les détails de ce que vous vivez au quotidien, je ne doute pas que vous saurez faire bien plus que tout ce que j’évoque. Vous saurez inventer votre propre histoire en même temps qu’une nouvelle page, moderne, rajeunie, libre, et diverse, de l’histoire des alliances françaises.

D’avance, je vous en remercie.