LYCÉES FRANÇAIS DE L’ÉTRANGER (3/5)
Istanbul
Un respect absolu de la laïcité dans les lycées catholiques d’Istamboul
En Turquie, des élèves apprennent à penser autrement
ISTAMBOUL
De notre envoyée spéciale
C
e matin, élèves, professeurs et parents sont rassemblés dans la cour du lycée Notre-Dame-de-Sion pour la distribution des prix. Les annonces et les félicitations se font tantôt en français, tantôt en turc. Les élèves portent l’uniforme. Polo blanc. Kilt écossais pour les filles. Pantalon gris-vert pour les garçons. Ceux qui ont terminé leur cursus secondaire ont droit à un message particulier du directeur, Yann de Lansalut : « Ce que vous avez vécu ensemble à Sion durant cinq ans, vous devez individuellement le prolonger autour de vous. » Situé dans le quartier d’Harbiye à Istamboul, Notre-Dame-de-Sion célèbre cette année le 150e anniversaire de sa fondation. Les Soeurs de Notre-Dame-de-Sion sont arrivées dans la capitale de l’Empire ottoman en 1856, treize ans après la fondation de leur congrégation. Elles y ont ouvert le premier lycée de jeunes filles de Turquie. Plus tard, l’école a bénéficié du soutien du fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk, qui lui a confié l’éducation de ses filles adoptives. Elle peut s’enorgueillir d’avoir formé les premières femmes sénateur, ambassadeur, juriste, compositeur de musique, procureur de la République…Notre-Dame-de-Sion est l’un des cinq lycées français catholiques d’Istamboul. Saint-Benoît, le plus ancien, a été fondé en 1583 par les jésuites avant d’être repris par les lazaristes. Sainte-Pulchérie, fondé en 1846 par des jésuites italiens, a été repris par les Filles de la Charité. Saint-Joseph a ouvert ses portes en 1870. Seul établissement francophone situé sur la rive asiatique, il est depuis l’origine sous tutelle des Frères des Écoles chrétiennes, comme Saint-Michel, fondé en 1881.
Ces lycées bilingues privés francophones – connus sous l’appellation de
Fransiz Lisesi – ont connu tous les bouleversements liés à l’histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie. Statutairement, ils sont classés parmi les écoles étrangères. Ils ne perçoivent aucune aide de l’État. Les directeurs sont français. Les adjoints, turcs. Un tiers des enseignants sont français. Un autre tiers, turcs francophones, ou francophones d’autres nationalités. Les derniers, turcs anglophones. Pour les Français, les lycées bénéficient d’une dotation de postes financés par le ministère des affaires étrangères. Mais leur nombre ne cesse de diminuer. Le P. Kerdoncuf, qui préside la Fédération des écoles catholiques privées de Turquie, parle à ce propos d’« incompréhensible désengagement de la France ». Quant aux élèves, ils sont turcs, musulmans pour la plupart, mais aussi chrétiens (principalement de rites syrien et arménien-orthodoxe) et juifs. Mais de cela, « on ne parle jamais », affirment élèves et professeurs. Le respect de la laïcité est, ici, absolu. Ces lycées figurent parmi les plus cotés de Turquie. Les élèves qui les intègrent, classés parmi les meilleurs au difficile concours national d’entrée en lycée, les ont spécifiquement choisis. Issus de familles aisées capables d’assumer des frais de scolarité élevés (6 000 € par an) plus 1 000 à 3 000 € pour les cours privés du soir et les séminaires d’été, ils disent tous à peu près la même chose. « Je voulais être dans une école réputée, étudier en français et me former à la méthode analytique », explique Ali Türek, 17 ans. « Je voulais appartenir à une institution qui donne une formation d’excellence et qui transmet des valeurs », dit Can Özger, 18 ans. « Ici, je découvre d’autres manières de penser, d’apprendre », raconte Asli Goglar, 17 ans. De fait, sans perdre les qualités de mémorisation et de rapidité acquises dans les écoles turques, les élèves apprennent à développer un certain esprit d’analyse où l’argumentation est centrale. « Ce que nous essayons de transmettre, c’est le goût du questionnement et de la réflexion », explique Serçin Divanlioglu, professeur de chimie, turque francophone. Les cours de français et de philosophie permettent par ailleurs de former les jeunes aux valeurs humanistes, celles-là même qu’Atatürk prenait pour référence. D’Érasme à Diderot, de Voltaire à Rousseau, les élèves planchent plusieurs heures par semaine sur les textes fondateurs des démocraties européennes. À cette rigueur intellectuelle et à cette ouverture culturelle s’ajoute une éducation humaine et morale exigeante. En ce domaine, la présence discrète de religieuses ou de religieux est essentielle. Frère Ange Michel, Frère des Écoles chrétiennes, professeur de français à la retraite, donne toujours des cours de conversation française. « Notre apostolat est celui du P. de Foucauld, explique-t- il. Nous sommes là pour témoigner de quelque chose, non par le discours, mais par notre manière d’être. » Pour se maintenir à leur niveau d’excellence, les lycées ont investi dans des laboratoires de langues et de sciences, salles informatiques, médiathèques. Ils travaillent désormais en réseau. Ils peuvent aussi compter sur les anciens élèves, regroupés en associations très structurées et terriblement efficaces. Jusqu’en 1997, les élèves intégraient ces établissements vers 10-11 ans, à l’issue du cycle primaire. Depuis, la loi dite « des huit ans » – adoptée par le Parlement turc en août 1997 pour contrer l’influence des islamistes et de leurs écoles (les imam hatip) – a fait passer la durée de la scolarité obligatoire dans une école turque de cinq à huit ans.Les établissements français ont eu dès lors deux questions à résoudre. La première : comment rester bilingue avec des élèves qui ne commencent à étudier le français qu’au lycée ? Pour y répondre, une année préparatoire de mise à niveau en français a été instaurée, suivie de quatre années bilingues de lycée. La seconde question était plus délicate. Comment assurer l’avenir ? Là, la solution est venue des anciens élèves. Ils ont créé des fondations associées aux lycées – turques et légales – et ouvert des écoles primaires associées, de droit turc. Près de dix ans après cette « loi des huit ans »
, chacun des cinq lycées a ainsi réussi à survivre, y compris Sainte-Pulchérie. En 2000, cet établissement de Beyoglu ne comptait plus que 214 élèves. Aujourd’hui, le lycée devenu mixte compte 19 classes, accueille 380 élèves, et se classe parmi les meilleurs. La Fondation éducative Sainte-Pulchérie a par ailleurs créé une école primaire. Reste à relever au quotidien ce que Pierre Gentric, son directeur, considère comme le défi essentiel : l’interculturalité. « Un des sens de notre mission, rappelle-t-il, c’est d’aller à la rencontre du peuple turc. »MARTINE DE SAUTO
Élèves et enseignants des lycées catholiques ont soutenu la reconstruction d’écoles détruites par le tremblement de terre
Initier les élèves à une solidarité durable
Des élèves du lycée Saint-Joseph distribuent à manger aux plus démunis.
D.R.
Au lycée Saint-Benoît, des réflexions sur la religion
Luc Vogin, directeur du lycée Saint-Benoît depuis la rentrée 2002, a organisé, le 9 avril 2005 avec le franciscain Gwenolé Jeusset, une marche qui a mené 25 personnes de religions différentes, principalement des enseignants, à la mosquée Sisli, à la synagogue Beth Israël puis à l’église Saint-Louis. Le 11 février 2006, en pleine affaire des caricatures du prophète Mohammed, il a coordonné au lycée une rencontre sur le thème « L’homme dans sa religion ». Préparée avec Gwenolé Jeusset et l’imam Hayati, professeur de religion au lycée, la discussion s’est terminée par la projection du film Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran ; 80 personnes y ont participé. L’éducation nationale turque a remercié le lycée de son initiative. Luc Vogin est par ailleurs l’auteur d’un document, « Interreligieux, nécessité politique pour la paix. La Turquie, un médiateur potentiel », qui explique simplement la laïcité turque, décrit les trois religions monothéistes et permet de réfléchir à la situation actuelle, notamment au fanatisme religieux. Des élèves ont demandé à le lire.
La solidarité se décline au quotidien par le biais de clubs d’action sociale et de campagnes.
« Un des sens de notre mission, c’est d’aller à la rencontre du peuple turc. »