Table ronde sur la problématique Sécurité et Immigration Discours du ministre de l'Intérieur, M. Daniel Vaillant (Paris, 28 août 2001) Monsieur le
Ministre,
Nous sommes réunis aujourd'hui pour conduire, avec mon collègue et ami Pierre Moscovici, une première table ronde sur l'immigration illégale, conformément à une décision qu'Hubert Védrine et moi-même avions prise conjointement. Le fait même que se tienne une réunion à ce niveau sur ce thème est significatif de la place croissante que prend ce sujet aussi bien dans les relations internationales que dans les affaires intérieures. L'ensemble des télégrammes que vous avez bien voulu rédiger pour la préparation de cette table ronde constitue d'ailleurs un tableau extrêmement précis et rigoureux dont je vous félicite et vous remercie. Seule une réflexion de nos deux départements ministériels peut permettre de rechercher une stratégie globale plus efficace, depuis la lutte dans les pays sources, jusqu'à l'éloignement de l'étranger en situation irrégulière. Je veux toutefois garder mon introduction assez brève et générale, afin que puisse mieux s'engager avec vous la discussion sur ce sujet. En fonction de vos questions, je demanderai également à M. Bergougnoux, directeur général de la police nationale, et à M. Fratacci, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques, d'intervenir pour présenter certains aspects de leur action et de leurs objectifs en ce domaine. Je suggère que M. le Préfet Roncière, Secrétaire général de la Mer, réponde aussi aux questions éventuelles des ambassadeurs sur l'immigration par voie maritime. 1) En premier lieu, il apparaît essentiel d'avoir une vision plus fine et plus lucide de l'immigration illégale.Dans quelle mesure représente-t-elle une menace, et pour qui ? Autre question : comment traiter de la manière la plus humaine et la plus digne possible le cas des étrangers parvenus illégalement sur notre territoire sans renoncer à défendre une politique cohérente de l'immigration ? Certains ont voulu exploiter l'image du clandestin en faisant de lui une victime des Etats policiers et de l'Europe forteresse. Le raisonnement est bien connu : la maîtrise des flux migratoires, l'existence de visas, de contrôles aux frontières, oblige les candidats à l'immigration à recourir, parfois au péril de leur vie, à la clandestinité pour migrer. Cette conception, angélique ou démagogique, est, en tout cas, irresponsable : - d'une part, et vous le savez mieux que quiconque, le potentiel migratoire est considérable dans le monde. L'absence de maîtrise des flux est inconcevable dans un tel contexte, compte tenu des capacités d'accueil forcément limitées des pays développés ; - d'autre part, cette conception feint aussi d'ignorer que les sociétés européennes sont assez largement ouvertes à l'immigration légale ; en France, près de 200 000 nouveaux titres de séjours sont délivrés chaque année : pour être précis 188 000 l'an passé. Il faut donc écarter d'emblée deux points de vue extrêmes : d'une part, l'idée d'immigration zéro, inexacte ou mensongère, contraire aussi à nos intérêts et, d'autre part, celle d'une ouverture généralisée des frontières qui ne tiendrait strictement aucun compte de nos capacités d'intégration. En tant que ministre de l'Intérieur, je me dois en outre de souligner les conséquences extrêmement pernicieuses de l'immigration clandestine, aussi bien pour la sécurité de notre pays que pour les immigrants eux-mêmes. La réussite d'une politique d'immigration repose sur un principe simple : le flux migratoire ne doit pas excéder la capacité d'accueil ou d'intégration de l'Etat d'accueil. Cette équation simple concerne notamment le marché de l'emploi. Il faut que les nouveaux arrivants puissent vivre rapidement d'un revenu du travail. Sinon, on nourrit soit l'assistance, soit la délinquance dans la mesure où les migrants n'ont pas d'autre alternative que le recours à des activités délictueuses pour vivre. Il est également essentiel que les services publics ou privés de l'Etat d'accueil soient en mesure de permettre l'insertion des migrants : écoles, hôpitaux, capacités d'hébergement. Or l'immigration clandestine - par définition non prévue, non voulue, non acceptée par l'Etat d'accueil - crée automatiquement un déséquilibre grave entre le flux migratoire et la capacité d'absorption des pays de destination. Elle constitue donc en soi un facteur de troubles potentiels ou d'instabilité. Elle nourrit l'exclusion. Elle est une source de graves inégalités dans notre pays. Les étrangers présents physiquement, mais non légalement, sont les premières victimes de cette situation de précarité et de vulnérabilité. Pour entrer dans le territoire des Etats de l'Union européenne, chaque année, des centaines de personnes meurent noyées dans les eaux de l'Adriatique ou de Gibraltar, étouffées dans des camions de marchandises, blessées ou tuées dans des trains de fret entre la France et la Grande-Bretagne. Le rêve d'Europe se transforme en cauchemar et la migration en nouvel esclavagisme, pour des personnes qui ont vendu tous leurs biens, tout abandonné dans l'espoir d'une vie meilleure et qui doivent rembourser aux passeurs le prix de leur voyage, des années durant. L'immigration illégale est en effet devenue l'objet d'un véritable trafic d'êtres humains souvent aussi lucratif mais moins risqué que d'autres trafics criminels, comme celui de la drogue par exemple. Aucune société ne peut tolérer le développement actuel de cette forme de barbarie. Mais, l'essentiel de nos efforts doit intervenir à l'amont, dans vos pays de résidence, Madame et Messieurs les Ambassadeurs, pour prévenir le mal à sa source. Après, la solution devient de plus en plus complexe. En effet, le traitement judiciaire et administratif des clandestins se heurte à toute une série de difficultés en France, comme chez nos partenaires de l'espace Schengen. Je n'en donnerai ici que quelques exemples. La plupart des clandestins ont détruit leurs papiers et dissimulent leur identité. Il nous faut donc obtenir, auprès d'un Consul en France, un laissez-passer consulaire pour reconduire l'étranger en situation irrégulière dans son pays. En moyenne, nous n'y parvenons qu'environ une fois sur trois, même si la situation est très variable d'un pays à un autre : par exemple, les consuls n'acceptent de délivrer ce document que dans 3 ou 4% des cas pour l'Egypte, 5% pour la Côte-d'Ivoire, de l'ordre de 6% pour les deux Congo, etc... Nous sommes donc en train de mettre au point un plan d'action spécifique à l'égard de certains Consuls qui s'opposent indûment à l'exécution de décisions administratives ou judiciaires françaises. Mais d'autres difficultés s'ajoutent : les refus d'embarquement dans les avions, les recours divers, le refus du juge de prolonger la rétention qui est de douze jours au maximum en France… ; au total, nous ne parvenons que dans un cas sur cinq seulement à faire aboutir une mesure d'éloignement. Encore faut-il qu'il y ait une mesure judiciaire ou administrative d'éloignement. Ce n'est en effet souvent pas possible en cas de détournement des procédures d'asile territorial et d'asile conventionnel. Ce n'est pas non plus utile lorsque les étrangers en situation irrégulière déclarent être d'une nationalité pour laquelle il n'existe pas de liaison aérienne, par exemple l'Iraq ou l'Afghanistan, ou lorsque la situation politique et des Droits de l'Homme dans le pays ne permet pas le renvoi. C'est notamment le cas de nombreux immigrants qui tentent à tout prix de passer en Grande-Bretagne mais qui sont bloqués à Sangatte, dans le Pas-de-Calais. Dans les six premiers mois de l'année 2001, la police de l'air et des frontières a procédé à plus de 30 000 interpellations de clandestins sur ce site, dont 86% d'Afghans et d'Iraquiens. En tant que pays de rebond, nous sommes confrontés à une double difficulté : d'une part, les empêcher de passer en Grande-Bretagne sans y parvenir complètement, ce qui suscite alors de très vives réactions des autorités britanniques et de la société Eurotunnel, d'autre part, faire face, à Sangatte, à une situation extrêmement tendue et préoccupante, pour les immigrés comme pour l'ordre public. Nous sommes aussi conduits à multiplier les investissements très coûteux pour faire face au problème du détournement du droit d'asile : constructions de nouvelles zones d'attente dans les aéroports, de nouvelles zones de rétention administrative, recrutement d'agents supplémentaires de l'OFPRA, etc… Bref, tout indique qu'il est prioritaire, plus économique et plus sûr, de rechercher à lutter contre l'immigration à l'amont, c'est-à-dire dans les pays sources et de transit. 2) Je voudrais maintenant évoquer avec vous les aspects internationaux de la politique à conduire, car votre rôle peut être décisif dans sa réussite : D'une part il s'agit d'abord de coopérer plus étroitement avec les pays membres de l'Union européenne qui ont les mêmes préoccupations que nous. La construction européenne doit nous apporter des réponses dans ce domaine car il n'y aurait aucun sens à traiter de manière solitaire un phénomène transfrontalier qui nécessite une forte solidarité. D'autre part, il faut agir bilatéralement auprès des pays sources de l'immigration clandestine, sans attendre l'aboutissement des efforts actuels de construction d'une politique européenne de l'immigration et de l'asile. Nous avons par exemple mis à profit la Présidence française de l'Union européenne pour faire adopter des directives sur les sanctions pénales contre les passeurs et les transporteurs. Nous avons pu constater à cette occasion la difficulté d'unifier les points de vue, malgré une certaine unité d'objectifs, soit parce que certains pays se sentent moins concernés, soit parce que chacun est attaché à son système législatif propre et que ces systèmes sont encore très différents d'un pays à l'autre. Par ailleurs, cette question pèse également sur celle de l'élargissement : il ne serait pas acceptable que l'élargissement de l'Union européenne, aussi souhaitable soit-il, conduise à une réduction de la sécurité de nos ressortissants et du contrôle de nos frontières. C'est notamment dans ce cadre que le Premier ministre a évoqué, dans son discours du 28 mai dernier, la création d'une police européenne aux frontières. S'agissant de l'action auprès des pays sources, c'est naturellement dans ce cadre que les ambassades et les services consulaires ont un rôle déterminant. Je sais le travail considérable mené chaque jour par les consulats pour contrer les astuces des passeurs et des clandestins dans les demandes de visa : documents falsifiés, fausses déclarations, etc. Le développement de l'action en amont, comme vos télégrammes l'ont montré, doit concerner toutes les étapes du processus de l'immigration clandestine. Il s'agit, en effet, d'une véritable chaîne dont chaque maillon peut et doit être traité systématiquement en recourant à des instruments particuliers. Je me limiterai à citer quelques éléments de cette politique qui reste largement à construire. Il vous appartient de conduire, dans vos pays de résidence, non seulement au niveau gouvernemental, mais aussi, dans la mesure du possible, auprès de la presse et de l'opinion publique un travail de conviction et de sensibilisation, y compris auprès des candidats potentiels à l'immigration. Il vous appartient aussi, et j'insiste sur ce point, de favoriser le développement d'une coopération bilatérale ou multilatérale en matière de lutte contre l'immigration clandestine : des efforts intenses ont été mis en œuvre dans certains pays pour établir une coopération aéroportuaire dans le contrôle des embarquements. La présence d'officiers de liaison ou de formateurs au titre de la coopération internationale dans les aéroports est une voie très efficace qui doit être développée. J'ai besoin de vous pour faire des propositions nouvelles de coopération permettant d'améliorer la maîtrise des flux migratoires, avec l'aide, lorsque cela est possible, des attachés de police placés sous votre autorité. Il convient aussi que le gouvernement soit régulièrement informé, par vos soins, de tous les aspects migratoires, particulièrement pour les passeurs et les filières. J'ai également demandé à M. le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques et à M. le directeur général de la police nationale de mettre au point une synthèse concernant les flux migratoires et qui vous sera adressée deux fois par an. Pour ce qui concerne nos échanges d'aujourd'hui, je propose que ceux-ci s'articulent autour de trois points sur lesquels vos contributions ont déjà apporté un éclairage intéressant, à savoir :
En conclusion, je voudrais vous dire à quel point je souhaite que cette table ronde nous permette de mieux épauler nos efforts mutuels. J'ai pu constater au cours de mes déplacements ou en lisant vos télégrammes tout ce que vos connaissances et votre expérience pouvaient apporter et je souhaite que ce ministère et moi-même, nous en bénéficions de plus en plus. J'espère que vous serez nombreux à intervenir. Je vous remercie. |