L’EXCLUSION SOCIALE
DANS
LES COMMUNAUTÉS FRANÇAISES À L'ÉTRANGER

 

SYNTHESE

 

    Le Premier ministre, M. Lionel Jospin, a demandé, par lettre de mission du 18 janvier 1999, un rapport d’analyse et de propositions concernant la situation des Français à l’étranger confrontés à l’exclusion.

    La lutte contre les exclusions est un impératif national et concerne donc tous les Français et les résidents en France. Or, en raison du principe de territorialité, les mesures contenues dans la loi n°98-657 du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions ne sont pas applicables aux Français de l’étranger, mais leur transposition est possible et nécessaire.

    Toutefois, le principe de la lutte contre les exclusions dont sont victimes les Français de l’étranger se heurte à trois obstacles : une image déformée de l’expatriation française, une méconnaissance de la population concernée, qui aboutit à l’ignorance de leur exclusion sociale et, enfin l’absence de mesures destinées à lutter contre cette exclusion, de façon globale, dans le cadre d’une politique consulaire.

    L’exclusion sociale des Français de l’étranger est ignorée, car elle ne correspond pas à l’image qui est couramment donnée de l’expatriation - réussite économique et représentation diplomatique -. Or, si ce n’est qu’une minorité de Français résidant à l’étranger qui vivent dans la misère, un nombre plus important, de l’ordre du dixième des immatriculés connaissent une précarité immédiate ou différée.

    Le rapport rappelle tout d’abord les difficultés méthodologiques de l’étude liées à l’insuffisante connaissance statistique des Français de l’étranger et de leurs revenus. Pour pallier au caractère lacunaire des statistiques consulaires, l’étude s’appuie sur une observation empirique de l’ensemble des Français en difficulté dans cinq communautés types, une par sous-région (Buenos-Aires, New-York, Tunis, Abidjan et Tananarive), et l’étude statistique du seul segment de la population sur lequel des données plus précises et relativement fiables sont connues : les familles bénéficiaires d’aides à la scolarité pour leurs enfants, élèves du réseau de l’Agence pour l’Enseignement français à l’étranger (AEFE).

     

    La première partie du rapport présente la sociologie de l’exclusion française à l’étranger. Environ 960 000 Français sont immatriculés dans le réseau consulaire. Leur répartition socio-professionnelle est marquée par la prédominance du secteur tertiaire à des niveaux de qualification élevés. Des cas de précarité et d’exclusion sont observables même dans ces milieux que leur qualification devrait pourtant protéger. Il s’agit de personnes victimes d’aléas personnels (maladie, rupture du lien conjugal, perte d’emploi), ou encore de personnes résidant en Afrique, en Amérique latine et au Proche-Orient dont les revenus peuvent être très inférieurs à ceux des mêmes catégories socio-professionnelles en France.

     

     

    Les populations les plus fragiles, dans tous les pays, sont les familles à revenus très bas ou aléatoires, les femmes seules avec enfants, les personnes privées d’emploi au-delà de l’âge de 50 ans, les personnes privées d’assurance maladie et vieillesse, et les personnes âgées. Un même individu pouvant conjuguer plusieurs de ces caractéristiques.

    Les familles aux niveaux de revenus les plus faibles sont les premières victimes de l’exclusion. Mais celles qui bénéficient de revenus intermédiaires sont, quant à elles, en situation de précarité différée si elles n’ont pas de protection sociale. On peut évaluer à 40000 le nombre de Français résidant à l’étranger en situation de grande pauvreté. Leur nombre s’élève de 60000 à 80.000 si on ajoute les personnes privées de toute assurance-maladie et assurance vieillesse. Les besoins d’aide sociale à l’étranger sont concentrés sur les deux continents en voie de développement que sont l’Afrique (y compris Madagascar) et l’Amérique latine, et se cristallisent autour de trois grands problèmes : l’accès à l’école, à la formation professionnelle et à la santé.

    La scolarité. Un tiers des enfants immatriculés fréquente une école française. L’évolution sociologique augmente chaque année le nombre d’élèves défavorisés pour lequel le système élitiste de l’AEFE n’est plus adapté. Or, dans les pays en voie de développement, l’effondrement des systèmes scolaires publics fait que les enfants français qui n’accèdent pas aux écoles de l’AEFE (bourses scolaires trop aléatoires et inaccessibles pour les familles de classe moyenne) et dont les parents n’ont pas les moyens de payer une bonne école privée, ont un niveau scolaire très bas. Au sein des écoles françaises, l’exclusion se produit aussi, en raison de l’absence de filières adaptées aux enfants en difficulté.

    La formation professionnelle. Pour les jeunes adultes, elle n’existe qu’à Pondichéry et à Madagascar. Ailleurs, les jeunes exclus des écoles françaises et ceux issus des écoles locales (entre 30% et 50% des jeunes immatriculés dans les pays pauvres) n’accèdent pas à l’emploi faute de formation professionnelle.

    La santé. En Afrique et Océan Indien, en Amérique latine, l’impossibilité de se soigner est l’un des aspects majeurs de l’exclusion sociale dans les communautés françaises. Cet aspect de l’exclusion sociale déborde de beaucoup les milieux défavorisés. Il touche les classes moyennes, y compris les personnels recrutés localement par les services de l’Etat à l’étranger et par les écoles françaises. Au-dessous d’un revenu familial de 4.500 FF/mois, les cotisations à la Caisse des Français à l’étranger (CFE) ou à la Mutuelle Familiale France Outre-Mer (MFFOM) excèdent 10% de ce revenu, ce qui constitue une charge insupportable.

     

    La deuxième partie du rapport propose une politique consulaire de lutte contre l’exclusion sociale s’appuyant sur la connaissance du public et des secteurs d’exclusion définis dans la première partie. L’aide sociale consulaire est limitée dans son action pour des raisons financières, structurelles et politiques. Le budget est absorbé à 88% par les allocations destinées aux personnes handicapées et âgées, 12% seulement des crédits permettent une véritable action d’aide ponctuelle et d’insertion sociale (secours occasionnels et allocations à durée déterminée). Les limites de l’aide sociale consulaire sont structurelles par manque de personnels et notamment d’assistants sociaux (seulement 9 assistants sociaux pour l’ensemble du monde) et liées à une coordination insuffisante du service social dans les grands consulats. Enfin ces limites sont politiques car, il a été longtemps plus facile de rejeter ces Français démunis hors de la communauté nationale plutôt que de les secourir et de travailler à leur réinsertion. Faute d’aide appropriée aux groupes de Français frappés par la pauvreté et l’exclusion sociale dans leur pays de résidence, le rapatriement aux frais de l’Etat, avec une prise en charge en France (soit, dans le meilleur des cas, un coût total de 390.000 FF pour une famille avec deux enfants, dont la réinsertion dure deux ans), est de plus en plus demandé par des familles qui risquent parfois, en France, une exclusion aggravée par le déracinement.

    La mise en place de cette politique consulaire de lutte contre l’exclusion sociale proposée dans le rapport nécessite une réorganisation des services sociaux et une politique d’aide différenciée selon les populations exclues, les lieux de résidence, en restant dans les limites d’un coût modéré. L’accent est mis sur la formation scolaire et l’insertion professionnelle des jeunes, la réinsertion sociale des adultes, la remédiation aux situation de détresse, la définition d’une politique de santé et d’un bon usage du rapatriement.

    La réalisation d’un programme actif de lutte contre l’exclusion sociale est réalisable si deux conditions sont remplies progressivement et simultanément : la restitution aux consulats de personnels spécialisés en affaires sociales et la montée en charge des crédits d’action sociale entre 2000 et 2005.

    La mise en œuvre d’une politique de lutte contre l’exclusion sociale à l’étranger suppose de conférer une large autonomie aux comités consulaires de protection et d’aide sociale (CCPAS), de les rendre plus représentatifs et plus efficaces afin qu’ils soient davantage responsables de l’affectation des crédits d’action sociale. Le renforcement du personnel spécialisé en Affaires sociales peut se développer sur une période de 5 ans, en nommant 15 assistants sociaux professionnels en renfort des 9 actuellement en poste, afin de pourvoir tous les consulats de plus de 8000 immatriculés des pays en voie de développement, à raison de trois par an. Simultanément pourrait être mise en place une formation spécialisée en Affaires sociales, pour des agents du ministère et pour des personnels recrutés localement, à l’IFAC, afin que tout consulat puisse être doté d’un agent compétent pour le service social, les bourses scolaires et les bourses d’emploi. L’utilisation des crédits serait également modifiée et réorganisée selon les publics visés.

    La politique de progrès pour les jeunes préconisée dans le rapport peut se définir comme étant une transposition adaptée de mesures existant en France : instauration d’une aide à l’enfance - sous condition de revenu, pour procurer le minimum vital aux enfants, aide modulée en fonction du coût de la vie et des niveaux des salaires, - attribution de secours occasionnels pour des besoins ponctuels, redistribution de l’allocation destinée aux enfants handicapés.

    La lutte contre l’exclusion scolaire doit être prioritaire. Elle passe par un meilleur financement public du réseau de l’AEFE notamment par une prise en charge plus importante des salaires des enseignants qui représentent 80 à 90% du budget des écoles. Une meilleure répartition des crédits publics entre les catégories de personnels contribuerait aussi à alléger la charge salariale des établissements. Le système des bourses scolaires doit être mieux contrôlé grâce à la mise en œuvre de plans de stabilisation pluri annuels des frais de scolarité et à la transparence et la permanence des critères d’attribution de ces bourses.

    Ce rapport propose également des outils de remédiation à l’échec scolaire : scolarisation précoce, apprentissages pratiques, activités d’éveil et formation civique, accueil des enfants les plus démunis dans des foyers internats et réhabilitation de la formation professionnelle en s’appuyant ici sur le modèle des écoles françaises et du Centre de formation professionnelle des Adultes (CFPA) de Madagascar.

    Le développement de la Formation professionnelle pour les jeunes adultes à l’étranger est un point central du dispositif de lutte contre l’exclusion sociale. Avec l’école, c’est l’outil grâce auquel peut être brisé le cercle vicieux de la reproduction de l’exclusion.

    La réinsertion sociale des adultes dans leur pays de résidence est peu coûteuse mais elle suppose l’action d’assistants sociaux dotés de crédits progressivement augmentés. Il est proposé de transposer et d’adapter les principes du RMI à l’étranger en remplaçant l’allocation à durée déterminée existante (A.D.D.) par une Allocation locale d’insertion sociale (A.L.I.S.). Cette allocation comprendrait un volet revenu de substitution et un volet insertion. Le montant du revenu de substitution serait fixé par le CCPAS en référence aux niveaux des bas salaires locaux et au coût de la vie. Il devrait être modulé en fonction des charges familiales. Le coût de l’A.L.I.S. serait de 200 FF à 1500 FF par mois, selon le pays de résidence. Le volet aide à l’emploi serait pris en charge par les comités consulaires pour l’emploi et la formation professionnelle (CCEFP) chargés de l’organisation des bourses d’emploi. Le réseau des CCEFP touche 85% des populations françaises à l’étranger et a permis le placement de 3550 demandeurs d’emploi en 1998. Pour aider au traitement des cas les plus difficiles, la bourse d’emploi devrait orienter sa recherche vers des emplois moins qualifiés que ceux que les employeurs proposent spontanément.

    Mais certaines personnes se trouvent dans une situation de détresse telle que l’insertion ne peut passer que par un accompagnement moral et matériel, différente de l’insertion professionnelle, inadaptée à leur cas. Aussi, à côté d l’A.L.I.S. est proposée la création d’un Revenu Local de substitution (R.L.S.) se présentant comme une allocation différentielle. Les bénéficiaires du R.L.S. seraient accompagnés dans leur réinsertion sociale, avec l’intervention des associations locales, pour des travaux artisanaux, de garde d’enfants, d’aide aux personnes âgées dépendantes, de soutien scolaire.

    La politique relative aux personnes âgées indigentes devra nécessairement tenir compte de leur part croissante, d’ici une dizaine d’années, dans la population française à l’étranger. Plutôt que de continuer à augmenter les crédits " allocations de solidarité " auxquels les plus démunis d’entre eux ont droit, il est proposé de réserver une partie de ces augmentations de crédits à une aide au logement ou encore à un fonds de roulement destiné à faire l’avance des frais médicaux (ce public n’ayant pas accès à la couverture maladie des Français de l’étranger, trop onéreuse).

    La politique de santé décrite dans ce rapport ne traite pas de la protection sociale des Français de l’étranger, sujet écarté du champ de la mission, mais de dispositifs simples, pouvant être mis en place auprès des consulats, pour permettre l’accès aux soins des personnes dépourvues de protection sociale. Ce système serait différent selon les régions et leur environnement médical.

    La politique de rapatriement développée dans le rapport propose des aménagements au système existant. Le rapatriement n’est pas compris uniquement comme une réponse à l’indigence mais d’abord comme une formule de réinsertion sociale. Le rapatriement est ici étendu à un public plus large pour lequel la prise en charge totale n’est pas forcément nécessaire. Le Comité d’Entraide aux Français rapatriés (CEFR), excellente structure d’accueil et qui fonctionnait essentiellement en milieu fermé, pourrait développer son système ouvert avec l’élargissement du dispositif d’Allocation Logement temporaire (ALT), la mise en place d’un accueil pour aider les Français à leur arrivée dans leurs différentes démarches administrative, la coordination de l’accueil et de la formation professionnelle.

    Actuellement, le montant des crédits d’aide sociale du ministère des Affaires étrangères est de 110 millions de francs, ceux de la formation professionnelle de 5 millions de francs. Pour réaliser les propositions exposées dans ce rapport il faudrait augmenter, en 5 ans, de 50% les crédits d’aide sociale et doubler ceux de la formation professionnelle, afin d’atteindre 150 millions de francs pour l’action sociale consulaire et 10 millions de francs pour la formation professionnelle. Les dépenses actives de lutte contre l’exclusion représenteraient 40% du total pour 12% aujourd’hui. Les dépenses passives de remédiation 60% seulement pour 88% aujourd’hui.

    Au total, la lutte contre l’exclusion sociale des Français à l’étranger dans leur pays de résidence est réalisable pour des coûts relativement faibles (à peine 10%) de ceux engagés dans les départements français ayant le même nombre d’habitants (Haute-Garonne, Isère, Essonne) et doit être envisagée de préférence au rapatriement, beaucoup plus onéreux pour l’Etat et dont la réussite est difficile pour les publics les plus démunis.

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