RENÉ SOLIS
«Une situation catastrophique», «une bérézina», «un secteur totalement sinistré» : ceux qui s’expriment ainsi, anonymement, ne sont pas des militants syndicaux en colère, mais de hauts responsables du ministère des Affaires étrangères. En cause : la diminution des crédits alloués à la politique culturelle extérieure de la France. Faisant suite à plusieurs années de baisse, les chiffres pour 2009 donnent le vertige : -20 %, -30 %, -50 % dans certains secteurs. Exemple parmi beaucoup d’autres, cette note interne de fin novembre listant les prévisions pour 2009 dans le secteur du livre : -33 % (de 701 600 euros à 470 000 euros) pour le programme d’aide à la publication, -82 % (de 257 185 à 47 000 euros) pour le soutien à la traduction, suppression totale (de 70 000 euros à 0) pour le programme de « formation de libraires et d’éditeurs du sud », etc., etc.Aucun secteur n’échappe à la débâcle. Pour le cinéma, la quasi-totalité des subventions que le ministère versait aux festivals (Biarritz, Angoulême…) est supprimée, de même que le très précieux « fonds d’appui aux cinématographies peu diffusées » (150 000 euros). Presque tous les pays sont concernés, ici on sucre des postes d’attachés linguistiques (moins huit en Pologne), là on ferme des instituts (Edimbourg, Porto, Rostock), ailleurs le budget alloué au conseiller culturel est égal à zéro.
Sonnés, les fonctionnaires encaissent les coups, d’autant plus douloureusement que la diplomatie culturelle est une mission historique du Quai d’Orsay. C’est en 1909 - il y a tout juste cent ans - qu’a été créé le Bureau des œuvres. Aucune cérémonie commémorative n’est pour l’heure prévue…
«Inadmissible».
Longtemps motif d’orgueil, le « réseau » des instituts et centres culturels français (141 établissements, contre 151 il y a dix ans) ne souffre pas seulement d’une crise de moyens, mais aussi d’identité. Ancien directeur du festival d’Avignon, Bernard Faivre d’Arcier a été chargé cet été d’une mission d’étude sur la question. Il a assisté fin août aux « Journées du réseau » (destinées aux directeurs d’établissements et aux attachés culturels, elles ont, depuis trois ans, été rapatriées d’Avignon à Paris par souci d’économies). « J’ai vu un personnel complètement démoralisé », témoigne-t-il.
Le coup de grâce est venu cet automne, avec l’annonce du transfert de la Direction de l’audiovisuel extérieur (220 millions d’euros de budget) du Quai d’Orsay au ministère de la Culture (1). Seule justification apparente : éviter un conflit d’intérêt entre le ministre, Bernard Kouchner, et sa compagne, Christine Ockrent, nommée à la tête de la nouvelle agence pilotant l’audiovisuel extérieur. C’est en tout cas ainsi que les choses ont été perçues au Quai d’Orsay. Un ancien haut responsable du ministère, tenu par le devoir de réserve, stigmatise « une décision aberrante, inadmissible. D’un trait de plume, pour convenance personnelle, on se sépare d’une administration ! » Un autre, pas moins remonté, s’exclame : « C’est le signe incroyable de la fin d’une époque »… Et la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Ajustement.
« Le ministre est incapable de défendre ses budgets ! » : la critique revient en boucle. Elle est, sinon injuste, du moins incomplète. D’abord parce que la baisse globale des ressources des Affaires étrangères est une tendance lourde depuis quinze ans, même si elle a été en partie masquée par la fusion avec le ministère de la Coopération, en 1998. Ensuite, parce que certains secteurs ont, eux, accru ou maintenu leurs moyens. L’humanitaire, l’urgence, l’aide au développement sont prioritaires.
La Direction générale de la coopération internationale et du développement (DGCID), première instance du Quai d’Orsay, gère une enveloppe de 2,5 milliards d’euros, globalement stable. La moitié est consacrée au Fonds européen de développement et à l’Agence mondiale contre le sida. Suivent différents programmes de coopération, notamment humanitaires, et la francophonie. Dans l’ordre des priorités, la culture pointe clairement en dernier, comme une variable d’ajustement. Pour 2009, le budget de la coopération culturelle géré par la DGCID affiche une baisse de près de 20 %, à 303 millions d’euros, contre 368 millions en 2008. Un pays comme la Suède - qui vient d’annoncer qu’elle allait consacrer 240 millions d’euros par an aux seuls échanges culturels internationaux - dispose dans ce domaine d’une force de frappe supérieure à celle de la France.
« Hémorragie ».
La misère est à relativiser. Certains ont maintenu leurs moyens. Ainsi CulturesFrance, qui pilote les échanges artistiques et les grands projets, type année du Brésil, affiche un budget stable, à 30 millions d’euros, dont les deux tiers fournis par le Quai. D’autres secteurs résistent. Par exemple l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE), qui chapeaute 253 lycées français dans 135 pays.
Surtout, et ce n’est pas rien, l’Alliance française ne connaît pas la crise. Jean-Claude Jacq, secrétaire général de l’institution fondée en 1883, se réjouit d’être « la plus grande école de langue du monde », présente dans 136 pays. Jacq vient d’inaugurer deux nouveaux centres en Chine, à Hangzhou et Chongqing. Institution privée, l’Alliance s’autofinance largement. Et s’installe souvent là les où les instituts français ferment, par exemple à Porto et Edimbourg. Mais Jean-Claude Jacq souligne que l’Alliance ne peut pas absorber toutes les missions abandonnées par le Quai d’Orsay. Et s’inquiète lui aussi des restrictions : « Il y a dix-huit ans, le ministère réservait aux alliances 495 postes d’expatriés. Il n’y en a plus que 235. C’est une hémorragie extraordinaire et potentiellement dangereuse.»
Embryon.
Dans la tempête, le cabinet de Kouchner rame à contre-courant. Sur le site Internet du ministère des Affaires étrangères, il est indiqué, sans plus de précision, que « Bernard Kouchner présentera début 2009 la réforme de notre politique culturelle extérieure ». Quelle réforme ? Tout le monde rêve d’un nouveau modèle, qu’Olivier Poivre d’Arvor, patron de CulturesFrance, fut l’un des premiers à évoquer, celui du British Council, entreprise qui allie enseignement de la langue et action culturelle. La création de CulturesFrance en 2006 répondait à ce souhait. Sauf que le projet est resté à l’état d’embryon.
Pour créer le grand opérateur français de l’action culturelle internationale, il faudrait imaginer de couper le lien entre le ministère et le réseau, et entre les ambassades et les services culturels, ce que personne ne semble prêt à envisager. On s’achemine donc, pour le moment, vers la création d’une agence «autonome» au sein du ministère, un peu sur le modèle de celle qui gère les lycées français. Nom de code provisoire de cette instance : « Espace France ». Mais quid alors des relations avec CulturesFrance ? Et avec l’Alliance française ? Sans parler des moyens… Ou bien retiendra-t-on la proposition du sénateur Jacques Legendre de créer un secrétariat d’Etat aux Relations culturelles internationales ? Olivier Poivre d’Arvor estime surtout que rien n’est possible sans une « volonté politique », pour l’heure absente.
(1) Sur la situation de RFI, lire aussi page 26.
Audiovisuel extérieur. Les salariés de la radio manifestaient hier contre les licenciements et la télé tente de s’adapter.
R.G. et I.R.
«Pouzilhac, t’es foutu, le merdier velu est dans la rue !» Bon, non d’accord les salariés de RFI qui ont manifesté hier dans les rues de Paris n’ont pas scandé ce slogan (c’était en fait : «RFI radio du monde, RFI on garde tout le monde !»), mais ils auraient pu. Car la situation de l’Audiovisuel extérieur de la France, qui coiffe RFI, France 24 et TV5 Monde, est plus qu’emberlificotée.Le but de réunir ces trois-là et de mettre à leur tête Alain de Pouzilhac ? Des économies bien sûr. Et c’est RFI qui passe à la caisse en premier. La semaine dernière, les salariés ont appris la suppression de 206 postes sur plus d’un millier et l’abandon de six langues (allemand, albanais, polonais, serbo-croate, turc et laotien) qui, selon la direction, «ne sont plus pertinentes au regard des évolutions géopolitiques». Comprendre : pas assez d’audience…
Des explications que les plusieurs centaines de manifestants qui étaient hier dans la rue n’entendent pas de cette oreille. Les syndicats de RFI font remarquer que 206 suppressions d’emplois, c’est plus que les effectifs des six bureaux concernés. Ainsi, selon les mêmes, les rédactions roumaines ou hispanophones vont également être touchées.
Mais le choix des six langues supprimées (sur les dix-neuf que compte RFI) fait également tousser et une journaliste de la rédaction albanaise a souligné que « RFI est très écoutée dans les Balkans car elle a une image de média neutre dans une zone encore politiquement instable ». Tandis qu’un journaliste de la rédaction serbo-croate regrettait que «tous [leurs] concurrents, la BBC, Voice of America, la Deutsche Welle, se renforcent dans la zone, sauf [eux]».
Pendant que les troupes radiophoniques de l’audiovisuel extérieur battaient le pavé, l’une de ses facettes télévisuelles, TV5 Monde, annonçait un «plan stratégique». Sans passer par la case licenciements, du moins pour l’instant. Là encore, l’idée est de faire de l’audience qui, selon sa directrice générale, Marie-Christine Saragosse, accuse une baisse de 10 %. D’où une foultitude d’extensions modernistes (offre sur YouTube et DailyMotion, chaîne sur téléphone portable, ainsi que des web TV). Autre aspirateur à audience, espère TV5 : le développement du sous-titrage, notamment en Afrique anglophone.
Il s’agit aussi pour TV5 d’exister aux côtés de France 24 : «Il y a une complémentarité naturelle entre une chaîne généraliste et une chaîne d’infos en continu, plaide Marie-Christine Saragosse, la naissance de France Info n’a pas déclenché l’arrêt de France Inter.» Il faut en plus ménager les actionnaires étrangers francophones de TV5 Monde, qui ont été à deux doigts de partir avec armes et bagages lors de l’annonce de son incorporation dans l’Audiovisuel extérieur de la France. Seule la promesse que les rédactions de TV5 et de France 24 ne seraient pas fusionnées les a retenus. Pas tout à fait rassurée, la rédaction de TV5 a constitué une Société des journalistes afin de «protéger [son] identité dans un contexte dominé par la réforme de l’audiovisuel extérieur français».