Première partie

      Sociologie de l'exclusion sociale
      dans les communautés françaises à l'étranger
      (suite)

 

II - DES FORMES D'EXPATRIATION A RISQUE

 

    Actuellement, la majorité des Français qui s'installent à l'étranger émigre de leur propre chef, hors de toute structure protectrice. Ils trouvent un emploi à l'étranger à l'occasion d'un séjour pour études, d'une période de travail au pair, par les annonces de l'ANPE international, de l'OMI. De nombreux jeunes coopérants du service national se fixent dans le pays où ils ont effectué leur service. C'est une des principales pépinières d'expatriés. Les motivations à la recherche d'emploi recensées par les bourses d'emploi consulaires donnent une indication sur les raisons pour lesquelles des Français vivent aujourd'hui à l'étranger.

 

    Parmi ces formes d'expatriation, deux modalités qui concernent les jeunes présentent des risques d'échec et de marginalisation assez lourds. Nous les décrivons sous les dénominations d'expatriation-fuite et d'expatriation-rupture familiale.

    1. " L’expatriation-fuite " des jeunes adultes

    Les mutations économiques en France, la crise de l'emploi qui touche 25% des jeunes, les parcours d'insertion chaotiques qu'ils doivent suivre, de périodes de chômage en emplois précaires et en stages non rémunérés, ont provoqué dans les années 90 un mouvement " d'expatriation - fuite " des jeunes à la recherche d'un avenir plus prometteur ailleurs. Le discours dominant sur l'utilité d'une expérience professionnelle à l'étranger et de la connaissance des langues, et celui sur l'internationalisation des carrières a fait le reste.

    Pour les jeunes les mieux formés, ceux qui sont les plus réalistes et aptes à l'adaptation, ce rêve devient une réalité : à Londres, à New-York, à Buenos-Aires, à Singapour, les jeunes professionnels français sont appréciés, obtiennent plus facilement leur premier emploi qu'en France, avec une progression des carrières et des rémunérations liées aux performances et non, comme en France, au diplôme et à l'ancienneté.

    Mais pour beaucoup d'autres, qui ont rêvé l'expatriation plus qu'ils ne s'y sont préparés, l'échec est probable, avec des risques de marginalisation plus ou moins élevés selon les destinations.

      · Londres : un phénomène de masse

    A Londres, où l'Eurostar amène des milliers de jeunes chaque mois, la proximité qui accentue le phénomène contribue à le résoudre : le billet de retour est accessible. Les échecs ne conduisent à des situations d'exclusion durable que dans un petit nombre de cas.

    Les jeunes en difficulté à Londres ont sous-estimé le coût de la vie dans cette ville : selon les responsables du centre Charles Péguy, qui accueille et place chaque année un millier d'entre eux, il faut arriver avec 8 000 FF pour faire face aux premières semaines. La plupart n'ont pas 1 000 FF. S'ils bénéficient des prestations chômage en France, ils laissent passer le très court délai (7 jours) de transfert des ASSEDIC au "Job centre" anglais.

    Le logement est beaucoup plus onéreux à Londres qu'à Paris, même en logement partagé et vétuste. Les litiges avec les propriétaires (expulsions sans préavis, refus de rendre la caution) sont fréquents et difficiles à régler en l'absence de contrat écrit. Un studio loué 4 300 F à Paris coûte 6300 F à Londres.

    Ces jeunes se sont fait aussi des illusions sur l'emploi, parfois sous l'influence de leurs parents qui leur conseillent ce voyage initiatique, porte ouverte sur des carrières brillantes. Leur faible compétence en anglais ne leur ouvre que de petits jobs à £ 2,50 l'heure (23,32 F).

    Certains sont victimes d'escroqueries, par des agences, telles que "Euro Agency" qui change fréquemment de nom (Meeting Point, Marco Polo). Après avoir demandé 3000FF avant le départ de France contre la garantie d'un emploi et d'un logement à l’arrivée à Londres, il est à nouveau réclamé 1000 à 2000 FF comme caution du logement... qui se révèle être une chambre de 2 m2 dans un immeuble délabré avec des sanitaires à partager à six. Comme emploi il n’est le plus souvent proposé que les Fast-food et les "sandwich maker", non déclarés en général.

      Londres : les jeunes filles au pair

    Les jeunes filles au pair méritent une mention spéciale. Faute de contrat écrit, nombre d'entre elles se plaignent d'être employées comme femmes de ménage avec des horaires imposés qui leur interdisent la poursuite d'études. Elles sont rarement déclarées et peuvent être jetées à la rue du jour au lendemain. Comme elles étaient mal rémunérées et qu'en général leur dernière semaine de travail n’a pas été payée, elles se retrouvent totalement démunies.

    De ces échecs il ne résultera une marginalisation durable que dans les cas minoritaires où le retour en France, conseillé par le service social du consulat qui requiert l'aide des parents, est rejeté : soit refus d'assumer l'échec vis à vis de la famille, soit rejet de celle-ci ou, réciproquement, du jeune à son égard ; ces jeunes finissent sans domicile fixe, "homeless", dormant dans la rue ou dans des centres d'accueil. Cela peut commencer dès l'âge de 16 ans, âge de leur majorité en Grande Bretagne et où, de ce fait, ni leurs parents ni les autorités britanniques ne peuvent s'opposer à leur choix.

    Le service social du consulat de France signale que " si l'intégration au sein d'un groupe de SDF est un support énorme pour ces jeunes en dérive, elle peut se révéler aussi être un obstacle pour réintégrer le système. Le fait de vouloir reprendre une vie normale et retourner en France peut être vu comme une trahison et les pressions subies sont énormes".

      · New-York - les jeunes adultes en situation irrégulière

    A New-York, les jeunes en difficulté sont plus âgés (plus de 25 ans), d'un meilleur niveau de formation mais marginalisés par l'irrégularité de leur séjour. Ils sont eux aussi confrontés au coût de la vie et du logement ($700 à 800 - 4 200 à 4 800 FF - pour une chambre dans un appartement partagé), aux petits emplois mal payés ($ 600 par semaine) - parfois impayés à la fin de la semaine si le patron veut tirer un profit maximal de leur statut de "sans-papiers". Des jeunes filles de 20 ans, employées au pair, sans visa, sans assurance-maladie et qui ne poursuivent aucune étude, inconscientes des risques encourus, nous ont été signalées.

    En principe, un jeune étranger, rentré avec un visa de tourisme, n'a pas le droit de travailler, même bénévolement. L'espoir d'être embauché après un stage non rémunéré est déjà illusoire. Le visa H1B peut être obtenu pour une durée d'un an grâce à un sponsor-employeur mais il est limité à l'emploi par ce seul sponsor et ne peut être renouvelé au-delà de six ans.

    La précarité de ces jeunes est inquiétante. La plupart n'ont pas d'assurance-maladie. Pour eux, le retour en France serait vécu comme un échec. Or, sans visa d'immigration, ils n'accéderont jamais à un emploi déclaré, à un logement autonome avec un abonnement d'électricité et de téléphone à leur nom. Selon un médecin du Consulat, les risques de troubles psychiatriques et de déchéance dans la drogue ne sont pas négligeables.

      · Destinations exotiques : le désastre

    Les " expatriations-fuites " des 25-35 ans vers l'Afrique, Madagascar et l'Inde sont beaucoup plus vouées à l'échec que celles qui ont le monde anglo-saxon pour destination. Dans ce cas, la vie à l'étranger est totalement fantasmée (vie facile, pas chère, dans un pays chaud et ensoleillé au milieu d'une société conviviale où il sera facile de trouver des ressources). C'est le départ dans un vol charter, avec en poche le dernier RMI perçu. Et c'est la déchéance très rapide, la clochardisation, la maladie. Cela représente une lourde charge pour les services sociaux des consulats, de plus en plus sollicités. Celui de New-Delhi voit passer de 1 000 à 1 200 jeunes par an. A Madagascar, c'était un cas par semaine en 1998, deux à trois en 1999.

     

    2. " L’expatriation-rupture familiale "

    Alors que " l'expatriation-fuite " est un phénomène plutôt masculin, " l'expatriation-rupture familiale " est le fait des femmes. Là, toutes les conditions sont remplies pour mener à la marginalisation des femmes de 20 à 35 ans. Voici le scénario :

    La jeune femme brûle ses vaisseaux affectifs et matériels. Elle coupe toute relation avec une famille souvent désunie, dont elle ne se sent pas aimée, qu'elle rejette, famille qui condamne son départ et le choix du compagnon étranger. Elle fuit parfois un mari ou un concubin. Cela ferme l'issue du rapatriement tant sur les plans psychologiques (c'est l'échec à assumer) qu'affectif et pratique (personne ne les accueillera en France).

    La jeune femme, parfois avec des enfants, est dans une démarche totalement irréaliste, témoins ces lettres adressées à l'ambassade de France à Londres :

    -"Cela fait trois ans que je suis au chômage, je perçois le RMI depuis 8 mois et je suis SDF de surcroît... J'ai entrepris de venir m'installer à Londres où je trouverai un job sans problème..."

    -"J'aimerais partir un an avec mes quatre enfants. Où puis-je déposer une demande de bourse scolaire et pour bénéficier d'un logement social ?"

    Enfin, ces jeunes femmes ont rarement un bon niveau de formation intellectuelle et professionnelle. A Rome, elles sont vendeuses, employées de maison non déclarées et intermittentes, gardes d'enfant. Les conjoints, compagnons ou ex-maris sont chômeurs ou occupent des emplois non déclarés aussi mal rémunérés que ceux de leur femme (600 à 800 mille lires par mois) soit 2000 à 2700 FF.

    La plupart d'entre elles ont souffert, en France puis à l'étranger, de la violence conjugale. Vers 35-40 ans ces femmes semblent donc totalement piégées : elles ne croient pas pouvoir améliorer leur situation à Rome, elles ne veulent séparer leur enfant de son père italien, elles ne souhaitent ni ne peuvent revenir en France, où personne ne les attend, sans un solide accompagnement social. Or, les services sociaux les rebutent en raison de leur passé d'enfant de la DDASS, d'enfant tiraillée entre des parents divorcés, trop tôt dépendante de l’aide sociale.

    Dans ces situations de détresse extrême qui vont jusqu'à la mendicité, ces femmes gardent une dignité extraordinaire. C'est grâce à cela et à leur volonté de sauver leurs enfants qu'elles résistent.

    D'après les délégués au CSFE, cette forme d'exclusion sociale féminine est observable dans toute l'Europe et j'ai pu l'observer également à New-York.

 

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