Parmi ces formes d'expatriation, deux modalités qui concernent
les jeunes présentent des risques d'échec et de marginalisation
assez lourds. Nous les décrivons sous les dénominations d'expatriation-fuite
et d'expatriation-rupture familiale.
1. " Lexpatriation-fuite " des jeunes adultes
Les mutations économiques en France, la crise de l'emploi qui
touche 25% des jeunes, les parcours d'insertion chaotiques qu'ils
doivent suivre, de périodes de chômage en emplois précaires et
en stages non rémunérés, ont provoqué dans les années 90 un mouvement
" d'expatriation - fuite " des jeunes à la recherche d'un avenir
plus prometteur ailleurs. Le discours dominant sur l'utilité d'une
expérience professionnelle à l'étranger et de la connaissance
des langues, et celui sur l'internationalisation des carrières
a fait le reste.
Pour les jeunes les mieux formés, ceux qui sont les plus réalistes
et aptes à l'adaptation, ce rêve devient une réalité : à Londres,
à New-York, à Buenos-Aires, à Singapour, les jeunes professionnels
français sont appréciés, obtiennent plus facilement leur premier
emploi qu'en France, avec une progression des carrières et des
rémunérations liées aux performances et non, comme en France,
au diplôme et à l'ancienneté.
Mais pour beaucoup d'autres, qui ont rêvé l'expatriation plus
qu'ils ne s'y sont préparés, l'échec est probable, avec des risques
de marginalisation plus ou moins élevés selon les destinations.
A Londres, où l'Eurostar amène des milliers de jeunes chaque mois,
la proximité qui accentue le phénomène contribue à le résoudre :
le billet de retour est accessible. Les échecs ne conduisent à
des situations d'exclusion durable que dans un petit nombre de
cas.
Les jeunes en difficulté à Londres ont sous-estimé le coût de
la vie dans cette ville : selon les responsables du centre Charles
Péguy, qui accueille et place chaque année un millier d'entre
eux, il faut arriver avec 8 000 FF pour faire face aux premières
semaines. La plupart n'ont pas 1 000 FF. S'ils bénéficient des
prestations chômage en France, ils laissent passer le très court
délai (7 jours) de transfert des ASSEDIC au "Job centre" anglais.
Le logement est beaucoup plus onéreux à Londres qu'à Paris, même
en logement partagé et vétuste. Les litiges avec les propriétaires
(expulsions sans préavis, refus de rendre la caution) sont fréquents
et difficiles à régler en l'absence de contrat écrit. Un studio
loué 4 300 F à Paris coûte 6300 F à Londres.
Ces jeunes se sont fait aussi des illusions sur l'emploi, parfois
sous l'influence de leurs parents qui leur conseillent ce voyage
initiatique, porte ouverte sur des carrières brillantes. Leur
faible compétence en anglais ne leur ouvre que de petits jobs
à £ 2,50 l'heure (23,32 F).
Certains sont victimes d'escroqueries, par des agences, telles
que "Euro Agency" qui change fréquemment de nom (Meeting Point,
Marco Polo). Après avoir demandé 3000FF avant le départ de France
contre la garantie d'un emploi et d'un logement à larrivée à
Londres, il est à nouveau réclamé 1000 à 2000 FF comme caution
du logement... qui se révèle être une chambre de 2 m2 dans un
immeuble délabré avec des sanitaires à partager à six. Comme emploi
il nest le plus souvent proposé que les Fast-food et les "sandwich
maker", non déclarés en général.
Les jeunes filles au pair méritent une mention spéciale. Faute
de contrat écrit, nombre d'entre elles se plaignent d'être employées
comme femmes de ménage avec des horaires imposés qui leur interdisent
la poursuite d'études. Elles sont rarement déclarées et peuvent
être jetées à la rue du jour au lendemain. Comme elles étaient
mal rémunérées et qu'en général leur dernière semaine de travail
na pas été payée, elles se retrouvent totalement démunies.
De ces échecs il ne résultera une marginalisation durable que
dans les cas minoritaires où le retour en France, conseillé par
le service social du consulat qui requiert l'aide des parents,
est rejeté : soit refus d'assumer l'échec vis à vis de la famille,
soit rejet de celle-ci ou, réciproquement, du jeune à son égard ;
ces jeunes finissent sans domicile fixe, "homeless", dormant dans
la rue ou dans des centres d'accueil. Cela peut commencer dès
l'âge de 16 ans, âge de leur majorité en Grande Bretagne et où,
de ce fait, ni leurs parents ni les autorités britanniques ne
peuvent s'opposer à leur choix.
Le service social du consulat de France signale que " si l'intégration
au sein d'un groupe de SDF est un support énorme pour ces jeunes
en dérive, elle peut se révéler aussi être un obstacle pour réintégrer
le système. Le fait de vouloir reprendre une vie normale et retourner
en France peut être vu comme une trahison et les pressions subies
sont énormes".
A New-York, les jeunes en difficulté sont plus âgés (plus de 25
ans), d'un meilleur niveau de formation mais marginalisés par
l'irrégularité de leur séjour. Ils sont eux aussi confrontés au
coût de la vie et du logement ($700 à 800 - 4 200 à 4 800 FF -
pour une chambre dans un appartement partagé), aux petits emplois
mal payés ($ 600 par semaine) - parfois impayés à la fin de la
semaine si le patron veut tirer un profit maximal de leur statut
de "sans-papiers". Des jeunes filles de 20 ans, employées au pair,
sans visa, sans assurance-maladie et qui ne poursuivent aucune
étude, inconscientes des risques encourus, nous ont été signalées.
En principe, un jeune étranger, rentré avec un visa de tourisme,
n'a pas le droit de travailler, même bénévolement. L'espoir d'être
embauché après un stage non rémunéré est déjà illusoire. Le visa
H1B peut être obtenu pour une durée d'un an grâce à un sponsor-employeur
mais il est limité à l'emploi par ce seul sponsor et ne peut être
renouvelé au-delà de six ans.
La précarité de ces jeunes est inquiétante. La plupart n'ont pas
d'assurance-maladie. Pour eux, le retour en France serait vécu
comme un échec. Or, sans visa d'immigration, ils n'accéderont
jamais à un emploi déclaré, à un logement autonome avec un abonnement
d'électricité et de téléphone à leur nom. Selon un médecin du
Consulat, les risques de troubles psychiatriques et de déchéance
dans la drogue ne sont pas négligeables.
Les " expatriations-fuites " des 25-35 ans vers l'Afrique, Madagascar
et l'Inde sont beaucoup plus vouées à l'échec que celles qui ont
le monde anglo-saxon pour destination. Dans ce cas, la vie à l'étranger
est totalement fantasmée (vie facile, pas chère, dans un pays
chaud et ensoleillé au milieu d'une société conviviale où il sera
facile de trouver des ressources). C'est le départ dans un vol
charter, avec en poche le dernier RMI perçu. Et c'est la déchéance
très rapide, la clochardisation, la maladie. Cela représente une
lourde charge pour les services sociaux des consulats, de plus
en plus sollicités. Celui de New-Delhi voit passer de 1 000 à
1 200 jeunes par an. A Madagascar, c'était un cas par semaine
en 1998, deux à trois en 1999.
2. " Lexpatriation-rupture familiale "
Alors que " l'expatriation-fuite " est un phénomène plutôt masculin,
" l'expatriation-rupture familiale " est le fait des femmes. Là,
toutes les conditions sont remplies pour mener à la marginalisation
des femmes de 20 à 35 ans. Voici le scénario :
La jeune femme brûle ses vaisseaux affectifs et matériels. Elle
coupe toute relation avec une famille souvent désunie, dont elle
ne se sent pas aimée, qu'elle rejette, famille qui condamne son
départ et le choix du compagnon étranger. Elle fuit parfois un
mari ou un concubin. Cela ferme l'issue du rapatriement tant sur
les plans psychologiques (c'est l'échec à assumer) qu'affectif
et pratique (personne ne les accueillera en France).
La jeune femme, parfois avec des enfants, est dans une démarche
totalement irréaliste, témoins ces lettres adressées à l'ambassade
de France à Londres :
-"Cela fait trois ans que je suis au chômage, je perçois le RMI
depuis 8 mois et je suis SDF de surcroît... J'ai entrepris de
venir m'installer à Londres où je trouverai un job sans problème..."
-"J'aimerais partir un an avec mes quatre enfants. Où puis-je
déposer une demande de bourse scolaire et pour bénéficier d'un
logement social ?"
Enfin, ces jeunes femmes ont rarement un bon niveau de formation
intellectuelle et professionnelle. A Rome, elles sont vendeuses,
employées de maison non déclarées et intermittentes, gardes d'enfant.
Les conjoints, compagnons ou ex-maris sont chômeurs ou occupent
des emplois non déclarés aussi mal rémunérés que ceux de leur
femme (600 à 800 mille lires par mois) soit 2000 à 2700 FF.
La plupart d'entre elles ont souffert, en France puis à l'étranger,
de la violence conjugale. Vers 35-40 ans ces femmes semblent donc
totalement piégées : elles ne croient pas pouvoir améliorer leur
situation à Rome, elles ne veulent séparer leur enfant de son
père italien, elles ne souhaitent ni ne peuvent revenir en France,
où personne ne les attend, sans un solide accompagnement social.
Or, les services sociaux les rebutent en raison de leur passé
d'enfant de la DDASS, d'enfant tiraillée entre des parents divorcés,
trop tôt dépendante de laide sociale.
Dans ces situations de détresse extrême qui vont jusqu'à la mendicité,
ces femmes gardent une dignité extraordinaire. C'est grâce à cela
et à leur volonté de sauver leurs enfants qu'elles résistent.
D'après les délégués au CSFE, cette forme d'exclusion sociale
féminine est observable dans toute l'Europe et j'ai pu l'observer
également à New-York.