Deuxième partie

Pour une politique consulaire de lutte contre l'exclusion sociale

 

I - L'AIDE SOCIALE CONSULAIRE - ETAT DES LIEUX

 

    Au début des années 80, le gouvernement socialiste a marqué sa volonté d'étendre la solidarité nationale aux Français établis à l'étranger. C'est de cette époque que date l'architecture et les règles de fonctionnement de l'aide sociale aux Français de l'étranger.

     

    1 - Les lignes directrices de l’aide sociale consulaire

     

    Trois instances représentatives locales, sous la présidence du consul, orientent et contrôlent l'aide sociale consulaire.

        le CCPAS - Comité consulaire pour la protection et l'aide sociale

        la CLB - Commission locale des bourses

        le CCEFP - Comité consulaire pour l'emploi et la formation professionnelle

    L'aide sociale est consentie sous forme d'allocations à durée indéterminée, pour les enfants et adultes handicapés et les personnes âgées de plus de 65 ans (60 ans en cas d'incapacité de travail), et d'allocations à durée déterminée pour des personnes considérées comme étant en difficulté ponctuelle. Le service social du consulat répond aux situations d'urgence par des secours occasionnels, souvent sous forme de paiement de soins mais aussi par des aides aux enfants démunis.

    Le système est coordonné, au niveau mondial, par deux instances - la commission permanente d'aide sociale pour les CCPAS, la commission nationale des bourses pour les CLB. Les commissions locales de bourses répartissent les bourses de scolarité et les bourses annexes en fonction d'un barème mondial, adapté, dans des limites assez étroites, au contexte local.

    Les CCEFP, derniers nés, en 1985, ont été à l'origine des bourses d’emploi consulaires - parfois implantés à la chambre de commerce française - et d'actions de recyclage professionnel.

      · Les mérites de l'action sociale consulaire

    Cette organisation de l'action sociale consulaire a eu plusieurs mérites, pour ceux auxquels elle est destinée tout d'abord :

    - les personnes âgées démunies et les adultes handicapés qui dépendaient autrefois de la charité publique bénéficient aujourd'hui d'un minimum vital qui leur assure des conditions de vie pauvres mais décentes dans la plupart des pays.

    - les enfants handicapés bénéficient d'une aide modeste (de 700 à 850 FF) mais qui soulage un peu des budgets familiaux alourdis par la charge du handicap.

    - 17 500 enfants français sur les 60 000 qui sont scolarisés dans les écoles françaises bénéficient d'une prise en charge totale ou partielle des droits de scolarité (moyenne mondiale : 1 400 FF par enfant et par an)

    - à défaut d'assurance-maladie, les allocataires et les personnes en difficulté bénéficient ponctuellement d'une prise en charge des frais de santé, d'opérations chirurgicales, parfois d'un rapatriement sanitaire. Dans certains pays, le consulat a négocié avec la mission de coopération leur accès gratuit au centre médico-social (consultation et fourniture de médicaments).

    Les CCEFP et leurs bureaux pour l'emploi placent un nombre croissant de demandeurs sur le marché local du travail (3 550 en 1998).

      · Démocratie et citoyenneté par l'aide sociale consulaire

    Cette organisation de l'action sociale consulaire a eu aussi le mérite d'introduire, dans les communautés françaises, un début de vie démocratique. Les élus au CSFE, les responsables d'associations mandatés par les Français, constitués en conseils ad hoc, participent à une prise de décision collective et contrôlable.

    Enfin, une partie des Français démunis de l'étranger a commencé à échapper à la charité octroyée aux pauvres pour bénéficier de droits sociaux reconnus aux citoyens.

     

    2- Les limites de l’organisation de l'aide sociale consulaire

    Ces limites sont financières, structurelles et politiques.

     

    2.1. Les limites financières de l'action :

    Le budget d'aide sociale du ministère des Affaires étrangères a plafonné en 1999 à 107 MF. C'est le dixième des dépenses d'un conseil général pour un département démographiquement équivalent aux Français immatriculés dans les consulats.

      · Evolution des crédits d'aide sociale des consulats

1996
1997
1998
1999
       
Allocations solidarité        
Dépenses
54 428 122 FF
56 267 750 FF
52 600 080 FF
58 634 921 FF
Nombre de personnes aidées
3 323
3 324
3 288
3 320
Allocations à durée déterminée        
Dépenses
9 338 924 FF
7 354 066 FF
5 192 998 FF
6 806 540 FF
Nombre de personnes aidées
1 285
869
752
648
Secours occasionnels        
Dépenses
6 261 320 FF
4 504 712 FF
3 231 058 FF
5 157 170 FF
         
Dépenses au titre du 46.94.11.10.
70 028 366 FF
68 126 528 FF
61 024 136 FF
70 598 631 FF
         
Allocations adultes handicapés        
Dépenses
21 421 807 FF
24 617 334 FF
22 026 893 FF
27 314 826 FF
Nombre de personnes aidées
951
1 095
1 136
1 155
Allocations enfants handicapés        
Dépenses
2 718 577 FF
3 184 334 FF
2 066 578 FF
3 529 149 FF
Nombre de personnes aidées
223
262
278
273
         
         
Dépenses au titre du 46.94.11.20.
24 140 384 FF
27 801 668 FF
27 946 473 FF
30 843 975 FF
         
Total des dépenses
94 168 750 FF
95 928 196 FF
88 970 609 FF
101 442 606 FF

 

      · Un budget majoritairement absorbé par les allocations

    La volonté de donner aux allocataires un pouvoir d'achat qui les place au-dessus du seuil de pauvreté de leur pays de résidence - objectif qui n'est pas atteint dans les capitales d'Amérique Latine ou celles d'Afrique où la vie est aussi chère, sinon plus chère qu'en France - a conduit à concentrer les crédits sur le poste des allocations de solidarité et adultes handicapés.

    Or la stagnation des crédits en 1996 et 1997 et la baisse de 1998 n'ont pas été totalement compensées par la progression de 10 % en 1999, que ce soit en valeur absolue ou relative.

    Le nombre des personnes âgées et de handicapés aidés reste stationnaire. Il ne s'élève qu'à 4 750 bénéficiaires. Mais les allocations qui leur sont consenties absorbent, en 1999, 88 % de l'ensemble des crédits d'aide sociale mis à la disposition des postes.

      · La forte inertie du système d'aide sociale consulaire

    L'inertie du système d'aide sociale à l'étranger est donc très lourde. L'augmentation de 1999 n'a pas été suffisante pour commencer à y remédier. Les seuls crédits qui permettent une politique ciblée et réactive d'action sociale sont ceux qui sont affectés aux secours occasionnels et aux allocations à durée déterminée. Ils constituaient 16,57 % des crédits totaux en 1996, et n'en représentent plus que 12 % en 1999. Le nombre d'allocation à durée déterminée - qui jouaient un peu le rôle du RMI - est passé de 1285 à 648 - alors que la demande s'accroît.

      · Des capacités d'action sociale amoindries

    Les capacités d'action des services sociaux consulaires ont donc continué à s'amoindrir, sauf dans quelques postes jugés prioritaires tels qu'Abidjan ou Tananarive. Pourtant, même dans ces postes, aucune véritable politique de remédiation aux détresses des mères de famille isolées, des orphelins, des personnes frappées par la perte d'emploi ou une grave maladie, aucune action de prévention de l'exclusion scolaire et sociale ne peut être mise en place. Il faut être très âgé ou handicapé pour bénéficier d'un secours régulier. Tous les autres cas de pauvreté et d'exclusion sociale qui seraient secourus en France sont largement abandonnés à eux-mêmes à l'étranger.

    Des assistants sociaux dynamiques sauvent ici et là des enfants, des familles, et affectent l'essentiel des secours occasionnels à la prévention sanitaire, à l'accès aux soins. Mais ces actions isolées mises bout à bout ne peuvent pas constituer une véritable politique de lutte contre l'exclusion.

     

    2.2. Les limites à l'aide sociale consulaire sont aussi structurelles

      · Le manque de personnel spécialisé

    Quand le système d'aide sociale consulaire a été instauré, 25 travailleurs sociaux étaient en poste dans les consulats. Il en reste 9. Et ces neufs assistants doivent souvent consacrer une partie de leur temps à des tâches administratives de secrétariat et de comptabilité, faute d'adjoints. Une assistante sociale pour 17 000 Français répartis dans trois consulats à Madagascar, sur un territoire grand comme une fois et demi la France, une assistante sociale pour 18 000 immatriculés à Abidjan, à Dakar pour 13 000 personnes, à Tunis pour 11 500 personnes. Et les Français de passage, qui donnent souvent le plus de travail, s'ajoutent aux immatriculés.

    La réponse aux appels de détresse, le suivi des cas dramatiques supposent de la part des travailleurs sociaux un immense dévouement, tout au long de journées dont les heures ne sont pas comptées.

    Dans tous les postes dépourvus de travailleur social, des agents du ministère des Affaires étrangères, des personnels recrutés locaux apprennent le métier sur le tas, entre un passage à l'immatriculation et un autre à l'état civil. La qualité intellectuelle et humaine de bon nombre d'entre eux supplée à la formation. Toutefois, il n'est pas normal de soumettre des personnes qui n'y ont pas été préparées - par une formation et une préparation psychologique adéquate - au choc quotidien et permanent de détresses désespérées ou agressives, et ceci sans vrai moyen d'y remédier.

      · L'absence de coordination du service social dans les grands consulats

    Dans les petits postes, la même personne gère l'aide sociale, les bourses scolaires et parfois le bureau de l'emploi. Si elle en a la compétence et la volonté, elle peut effectuer une prise en charge globale des familles concernées : recherche d'emploi pour un des parents demandeurs de bourse scolaire, soins médicaux aux enfants, secours occasionnels pour une facture d'eau, pour aider à payer un loyer.

    Dans les grands postes, le travailleur social s'occupe exclusivement de l'aide sociale. Les bourses scolaires sont gérées par un autre agent, souvent contractuel ou même vacataire, ce qui réduit les possibilités de suivi de l'action. Le bureau pour l'emploi travaille de son côté, surtout s'il est implanté dans une chambre de commerce. Si ces différentes personnes ont de bonnes relations et communiquent, une coordination au moins informelle se met en place. Mais ce n'est pas toujours le cas, et il est difficile de traiter dans sa globalité le cas de la femme de 40 ans, abandonnée avec ses trois jeunes enfants alors qu'elle avait cessé toute activité professionnelle dix ans plutôt et dont la réinsertion supposerait une action concertée des trois services (aide sociale, bourses scolaires et emploi).

    2.3. Les limites politiques de l'action sociale consulaire

    L'opinion est largement répandue, dans la haute administration, que la France en fait trop pour les Français à l'étranger : trop de consulats, trop de services publics rendus (délivrance sur l'heure de cartes d'identité et passeports, services d'état civil), souci excessif de l'action sociale ("les consulats ne sont pas fait pour ça") et comparaison avec les pays qui ont un réseau et une action consulaire réduits (Grande-Bretagne, Allemagne) sans jamais la moindre référence aux pays qui en font beaucoup (Portugal).

    Le discours dominant, qui influence les politiques, est donc celui de l'autosatisfaction ("le réseau français est le plus grand réseau diplomatique après celui des Etats-Unis"), teintée du regret de voir les deniers de l'Etat ainsi gaspillés dans les deux hémisphères.

      · Or l'action consulaire est une condition du maintien dans la citoyenneté française

    On oublie tout simplement qu'appartenir à la nation française c'est être citoyen d'un Etat qui a préexisté à la nation et sans lequel la nation se dissout. Rester Français à l'étranger suppose de garder une vie administrative et civique : déclarer les naissances, mariages et décès à l'état civil, être inscrit sur les listes électorales, sont les faits constitutifs de la possession d'état, faute de laquelle le Français établi à l'étranger perd sa nationalité après 50 ans de négligence. C'est la "désuétude".

    Les services d'un consulat sont donc essentiels à la pérennité de la nationalité des expatriés. Il n'en est pas de même des Allemands, par exemple, dont la nationalité n'est pas liée à la permanence d'une vie administrative, mais à la filiation.

    Par ailleurs, comment faire fi pour les Français établis à l'étranger, de ces deux principes de la maxime républicaine : "égalité" et "fraternité". Ce sont les fondements de toute politique sociale de la France. Dire ou laisser entendre que l’action consulaire n'est pas un devoir de la nation envers les Français qui ont quittés le territoire national c'est, au fond, les en exclure.

    Choisir de mener une politique active de lutte contre l'exclusion sociale dans les communautés françaises, c'est accomplir, à l'étranger, le progrès recherché par la loi sur l'exclusion sociale de 1998, c'est donner un caractère effectif à des droits qui restent abstraits pour les plus défavorisés.

    En ce domaine, l'idéal rejoint le réalisme. En effet, nous constatons que faute d'aides appropriées aux groupes de Français frappés par la pauvreté et l'exclusion sociale dans leur pays de résidence, le rapatriement aux frais de l'Etat, avec une prise en charge en France, est de plus en plus demandé par des personnes et surtout des familles aux abois. Si le rapatriement, comme il arrive fréquemment, est refusé, l'un des membres de la famille s'endette, gagne la France par ses propres moyens, sans y être préparé, s'ajoute aux millions de bénéficiaires de revenus de substitution et tente de faire venir le reste de sa famille. Aucune des conditions d'une insertion ou réinsertion réussie en France n'est remplie. Des personnes qui auraient été aptes à remettre le pied à l'étrier dans leur pays de résidence viennent en France pour y connaître une autre exclusion aggravée par le déracinement.

      · Coût financier, social et humain de la passivité

    Il faut calculer le coût financier, humain et social de cette attitude passive face aux situations d'exclusion sociale de Français à l'étranger qui ne laisse que le rapatriement (aidé) ou le retour (sans aide) comme solution.

    Prenons le meilleur cas, celui qui offre le plus de garanties d'insertion réussie en France, le rapatriement avec prise en charge par le CEFR (Comité d'entraide aux Français rapatriés). En sus du voyage, la prise en charge pendant 6 à 8 mois revient à 56 000 FF par personne. Puis, pendant la période de deux ans qui sépare généralement la sortie du CHRS (Centre d'hébergement et de réinsertion sociale) de l'accès à un véritable emploi rémunéré, la famille rapatriée vivra de revenus de substitution, RMI, allocation parent isolé, allocations familiales, aide médicale gratuite et assurance personnelle, soit 6 830 FF/mois hors aide au logement.

    C'est un total de 390 000 FF que coûte le retour en France d'une famille de quatre personnes, dans le meilleur des cas.

    TOTAL 387 928 FF

    En regard de cela, combien coûte l'aide locale à l'insertion d'un Français résident permanent, souvent natif de son pays de résidence ? Nous évaluerons chacune de nos propositions mais c'est sans commune mesure avec le coût d'un rapatriement. Il suffit d'un prêt de 1 000 à 5 000 FF à une Française d'Afrique pour monter la micro-entreprise artisanale ou commerciale qui assurera durablement sa subsistance, celle de ses enfants, et lui permettra de se réinsérer dans la société après un aléa de la vie familiale. Avec une allocation de 1 000 FF/mois à Abidjan ou à Tunis et un appui du bureau de l'emploi pour un recyclage et un accès à l'embauche, un chômeur retrouvera un niveau de vie décent sur place sans se déraciner.

    Le meilleur exemple est celui de la formation professionnelle à Madagascar dont les résultats sont excellents puisque 80 % des stagiaires trouvent un emploi pour des coûts qui représentent le sixième de la même formation à l' AFPA en France (12 000 FF pour 80 000 FF).

     

      · Conclusion : insertion locale plutôt que rapatriement

    Le rapatriement est parfois un choix positif de l'individu. Dans ce cas il doit être facilité car il correspond à la volonté de prendre un nouveau départ et il confère un caractère effectif au droit de résider sur le territoire national. Mais, pour beaucoup de Français natifs de l'étranger ou installés de longue date, le rapatriement est un dernier recours, douloureusement vécu comme un échec. Nous estimons qu'il serait à la fois plus efficace et plus économique pour la France de proposer des solutions alternatives pour le maintien dans le pays de résidence. Cela suppose de passer du stade de l'aide sociale à celui d'une politique consulaire de lutte contre l'exclusion.

 

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